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plus ou moins toutes les portions de la société brésilienne, crée aux maîtres une communauté d’intérêts et les force à négliger la politique locale pour se prémunir de concert contre le péril qui les menace tous ensemble. Autrefois, lors des insurrections serviles de Para, de Pernambuco, de Bahia, les noirs et les Indiens soulevés demandaient à grands cris la mort des blancs, et même dans les (évolutions de Minas-Geraës et de Rio-Grande-do-Sul, qui avaient un caractère plus spécialement politique, la lutte à main armée menaçait de dégénérer en une véritable guerre de races. Ce sont là des actes dont la signification redoutable ne pouvait échapper à l’aristocratie brésilienne, et qui ont fait sacrifier sur l’autel de l’ordre public toutes les dissensions de province à province. Les propriétaires du sol se sont réconciliés par crainte des noirs et des métis, des esclaves et des affranchis, des prolétaires de toute nuance et de toute origine. C’est donc à la guerre sourde qui sévit entre les races qu’on doit, sans craindre d’émettre un paradoxe, attribuer cette paix, si profonde en apparence, qui distingue le Brésil entre tous les pays de l’Amérique du Sud.


II.

On n’a pas encore opéré un seul recensement sérieux de l’empire brésilien, et l’on ne possède sur le chiffre total de la population[1] que des évaluations approximatives. On ne peut donc établir d’une manière satisfaisante ni le nombre des esclaves, ni le rapport qui existe entre la population asservie et la population libre, d’autant moins que par insouciance ou à dessein on laisse planer une ombre mystérieuse sur cette partie de la statistique brésilienne. D’après quelques économistes, les noirs et les mulâtres réduits en esclavage formeraient une armée de plus de 4 millions d’hommes et dépasseraient ainsi le nombre des Brésiliens libres de toute race et de toute couleur ; d’autres indiquent comme plus probable le nombre de 3 millions; enfin, si l’on s’arrête au témoignage des planteurs, qui ont intérêt à dissimuler le nombre des esclaves à cause de l’impôt de capitation, on ne saurait fixer à moins de 2,500,000 le chiffre des Africains et des hommes de couleur condamnés à la servitude. Ainsi, même en acceptant cette dernière évaluation comme la moins effrayante, le Brésil se trouverait, au point de vue du travail, dans une position bien plus dangereuse que celle de la république américaine avant la guerre civile : là, sur huit hommes, un seul était

  1. Elle dépasse probablement 8 millions d’habitans, en y comprenant plus de 400,000 Indiens sauvages. En 1850, on l’estimait à 7,677,800 âmes, c’est-à-dire à un habitant par kilomètre carré. À ce compte, le Brésil est soixante-quinze fois moins peuplé que la France.