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les familles et le butin de l’armée. Stilicon avait dressé le sien à l’opposite, interceptant à son ennemi l’accès des Alpes, et le resserrant entre la forêt et le fleuve. Le soleil levant les trouva dans cette position. Ce jour, ainsi que nous l’avons dit, était celui de la fête de Pâques, la première des solennités chrétiennes, et comme si, par un accord tacite des deux chefs, il eût été convenu qu’on ne profanerait point la sainteté du jour par une effusion de sang humain, aucun mouvement ne s’apercevait ni dans un camp ni dans l’autre Les Romains purent même en toute assurance vaquer à des devoirs religieux, et, suivant l’expression d’un contemporain, « adorer les autels de Dieu; » mais cette quiétude fut interrompue tout à coup par des cris accompagnés d’un grand tumulte : c’était le corps de l’infanterie gothique auxiliaire qui engageait le combat. Avait-elle été provoquée? provoquait-elle elle-même? L’inimitié des Goths d’Alaric contre les Goths de Saül avait-elle amené d’abord des menaces, puis des attaques aux avant-postes des deux armées, ou le défenseur païen de la cause catholique se riait-il des scrupules chrétiens, quand s’offrait à lui une bonne occasion de combattre? On ne le sut jamais. L’histoire témoigne seulement que le général romain fut étranger à cette prise d’armes.

Le combat une fois engagé, Stilicon dut le soutenir, et fit sonner le clairon d’appel. Les légions se rangèrent en bataille, précédées du labarum, que portait le draconnaire de la première cohorte, et chaque chrétien traça le signe de la croix sur son front, comme une sauvegarde et un acte de foi. Stilicon parcourait à cheval les rangs, infanterie et cavalerie, animant de sa voix les officiers et les soldats, et donnant ses instructions aux chefs auxiliaires. Quand il arriva au commandant des Alains, au lieu d’éloges et d’encouragemens, il n’eut pour lui que paroles de défiance et duretés. C’était un homme petit et faible de corps, en qui la nature avait mis un grand cœur et une énergie indomptable. Sous les soupçons du général, il comprima son indignation, mais ses yeux lançaient de sombres éclairs. Au moment de charger, ramassant toute sa force, il fait signe à ses escadrons de le suivre, et se jette tête baissée sur les Goths, là où il voit les bataillons les plus serrés. Il les enfonce, les culbute, et fait face lui-même à vingt ennemis à la fois; mais son corps n’est bientôt plus qu’une vaste plaie. Stilicon, effrayé de son audace, lui envoie l’ordre de revenir : l’enfant du Caucase obéit, revient, montre ses blessures, et tombe aux pieds de son chef, mort et justifié.

Cet incident faillit tout perdre, car la cavalerie alaine, privée de son guide et ne sachant que devenir, tourne bride et se débande. L’armée entière eût été entraînée, si Stilicon, prenant une légion avec lui, n’eût arrêté les Goths, qui se croyaient déjà vainqueurs, et laissé