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ennemis sont gisans, mais les quatre frères sont blessés. Otto résiste le dernier. Déjà blessé à la jambe et à l’épaule, il frappe autour de lui avec un sabre qu’il a pris à ses adversaires, jusqu’à ce que, la poitrine percée à mort, mais redoutable encore dans son dernier soupir, il tombe abattu. Sa tête, séparée du corps, est fixée par le chef de la troupe ennemie sur la pique pointue; tout hors d’haleine, ce chef s’éloigne avec sa troupe; de vingt ils restent six, et l’un d’eux est blessé.

« Sur le pont étroit jeté dans le bois épais, voici le vieux père. Il n’a pu rester, après le départ de ses fils, dans sa pauvre cabane; sans armes, il arrive pour leur donner de sûrs conseils, s’ils ont un combat. Il aperçoit au loin l’ennemi quittant le champ de bataille, et il reconnaît au haut de la pique la tête de son fils Otto. Frémissant d’horreur dans ses vieux membres, il précipite sa marche et parvient au lieu où les corps de ses fils gisent noblement parmi ceux des ennemis. Il écarte vivement les larmes qui troublent ses yeux, et, regardant avec fierté, il compte les morts, amis et ennemis. Il trouve tous ses fils, excepté Rudolf. « Où est Rudolf? Survit-il seul, et n’est-il donc pas ici gisant avec ses frères? »

«Assez loin de là, dans le hameau sombre, le noble Rudolf s’était assis auprès de sa fiancée; tout à coup il retire sa main d’entre les siennes. « Qu’est-ce que cela? dit-il épouvanté; ne vois-je pas mes frères morts! » Il dit, saisit brusquement son épieu, son fusil, et sort en hâte de la cabane. La route est souillée de sang; parvenu au rendez-vous fixé tout à l’heure par lui-même, il aperçoit parmi les arbres les corps de ses frères, et au milieu d’eux le vieux Sven. Il s’arrête; immobile, il regarde et entend. Son père s’écrie : « Malheur à mes cheveux blancs! Où est Rudolf? où est Rudolf? Il a fui seul, lui naguère le plus cher de mes fils! il a fui et trahi ses frères! Malédiction sur le traître! malédiction sur le lâche! Puisse-t-il errer, farouche comme Caïn, à travers les bois, épouvanté par la feuille du tremble qui frissonne, épouvanté par la gelinotte qui fuit, en déployant ses ailes bruyantes, loin de la passerelle dont il approche! O Dieu qui résides dans les cieux, si tu es juste, déteste-le autant que je l’ai aimé, et, là où il se réveillera, dans la mort, refuse-lui une patrie et refuse-lui un frère ! »

« Glacé d’horreur, Rudolf entend ces paroles, et il détourne les yeux. Comme le chien qui poursuit l’ours avec ardeur, suivant sa piste parmi les bois sauvages, il se remet en marche : à ses marques sanglantes, il remonte le chemin; il ne dit pas un mot, mais le désir du meurtre a crié dans son cœur. Il passe devant la demeure de son père : le feu y éclatait déjà, et la fumée tourbillonnait en sortant du toit; mais il ne voit pas, il n’entend pas, son œil est irrésistiblement fixé sur les rouges traces du chemin.

« Le soleil était déjà couché derrière le bois quand il atteint un village abandonné. Près de la route, caché derrière une meule de blé dans un champ, un enfant lui fait signe avec précaution et lui dit à voix basse :

« N’avancez pas, ou vous êtes perdu. Les ennemis font halte là-bas dans cette maison. Il y en a six, armés de longues piques, et le plus grand d’entre