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qui ne sont qu’un artifice violent ou frivole. Elles passent et se succèdent, ces œuvres, comme une moisson nécessaire de tous les pays dans un temps où il faut un aliment à toutes les curiosités inassouvies. Le malheur du roman d’aujourd’hui, c’est de secouer toutes ces conditions d’un art supérieur, toutes ces lois de la création intellectuelle, pour se créer à lui-même un art nouveau, qui consiste dans des combinaisons de hasard, dans des jeux futiles ou dans des reproductions effrénées, systématiquement brutales, de la réalité, et qui, en fin de compte, n’arrive qu’à défigurer l’histoire quand il y touche, la vie, la société, les caractères, les mœurs. La tendance prédominante est bien visiblement un certain matérialisme d’observation, d’expression, allant jusqu’à la crudité, jusqu’à la licence, quand il ne reste pas simplement vulgaire. Sous des noms divers, dans une mesure et avec des nuances diverses, il s’est formé une sorte d’inspiration monotone qui se retrouve dans une multitude d’œuvres. Quoi de plus rare, dit-on quelquefois, qu’un bon et vrai roman, intéressant par la nouveauté de la conception, par la vérité des portraits, par la justesse du sentiment ou de l’observation, par le naturel du récit et des peintures, un roman vrai, humain, qui n’ait point d’autre ambition que de retracer une image nouvelle de l’âme et de la vie! Il est pourtant des exceptions éclatantes, et M. Victor Hugo achève en ce moment même ce vaste récit des Misérables, qui dans sa pensée est assurément plus qu’un roman, qui vise à être la comédie infernale de ce siècle.

Certes ce n’est ni la puissance de l’inspiration ni la vigueur de la touche qui manquent dans cette œuvre énergique. Tout s’y presse, tout s’y concentre et prend ce relief étrangement saillant que le poète donne à toutes ses inventions. Dans ces volumes mêmes qui ont paru, il y a quelque temps, sous les titres de Cosette et de Marius, avant ceux qui paraissent aujourd’hui et terminent l’œuvre, les marques de l’imagination supérieure sont partout. Quoique toutes les scènes n’aient pas un intérêt égal et que toutes les figures ne soient pas également heureuses, il en est certainement qui saisissent et révèlent la puissance du peintre. Rien n’est plus dramatique, à un certain point de vue, que cette inquiétante chasse stratégique à travers les rues du vieux Paris, où le forçat Jean Valjean, traînant sa petite-fille Cosette comme un avare son trésor, fuit devant l’agent de police Javert, et finit par lui échapper en disparaissant dans le couvent du Petit-Picpus. Rien n’est plus gracieux et n’a plus de charme émouvant que ce drame de l’amour naissant entre le jeune Marins et Cosette dans les allées du Luxembourg. Bien qu’il y ait peut-être quelque exagération et que le portrait touche parfois à la caricature, rien n’est aussi plus vivant et plus original que ce bourgeois du Marais du XVIIIe siècle qui, dans une société transformée par la démocratie, se trouve presque être un aristocrate, se révolte contre les parvenus de l’empire, devient un personnage du royalisme dans les salons de la restauration, et à travers tout garde l’esprit de son temps.