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personnels du XIe et du XIIe siècle, où l’individualité de l’artiste est complètement voilée : ici chaque artiste a un nom, chacun est jaloux de son église, chacun y inscrit son nom et s’y fait enterrer. L’album de Villard est an témoignage incomparable de la vie et de la jeunesse d’imagination qui distinguaient alors nos artistes, et il n’est pas en cela un document isolé. On possède, soit sur parchemin, soit sur pierre, beaucoup de plans du XIIIe et du XIVe siècle. Bien qu’ils soient tous d’une géométrie élémentaire, n’employant que les arcs du cercle, ils montrent un grand travail de réflexion. Les concours enfin étaient ordinaires. La cathédrale de Strasbourg conserve dans ses archives les dessins présentés à un concours ouvert pour sa façade. Les légendes sur les rivalités des artistes rappellent celles qui eurent cours en Italie aux époques où l’attention y fut le plus éveillée sur les choses de l’art.

Cependant les défauts qui minaient ce grand système se dévoilaient avec une effrayante fatalité. L’unité des édifices devient impossible : on n’y voit plus deux chapiteaux semblables; les fenêtres se chargent de dessins intérieurs, si légers qu’ils semblent des fantaisies de l’imagination; on touche à l’exagération et à l’impossible : on s’obstine à faire tenir en l’air l’inconcevable chœur de Beauvais et ces édifices qui, s’ils ne nous étaient connus que par des dessins, passeraient certainement pour chimériques. Le sentiment de tous est un profond étonnement; l’œuvre paraît surhumaine, et c’est grâce à un pacte avec le diable qu’on a pu la faire passer du monde des rêves à celui de la réalité.

Le XIVe siècle continua toutes ces tendances en les poussant à l’extrême. L’architecture gothique du XIIIe siècle était pleine de défauts, mais chacun de ces défauts était à sa manière une source de beautés saisissantes et étranges. Il n’en sera bientôt plus ainsi. Exagérant encore la hauteur des vides, l’architecture gothique engage une sorte de défi avec la pesanteur et l’espace. Tantôt elle le gagna, comme à Beauvais; mais souvent les justes exigences de la raison dans l’art de bâtir se vengèrent d’être traitées avec si peu de souci. Les clochers s’élancent à des hauteurs démesurées; leurs formes sveltes, leurs découpures évidées, laissent une impression douteuse entre l’imagination, qui est charmée, et le jugement, qui réprouve. L’extrême richesse des détails amène trop de formes anguleuses ou saillantes, statues surmontées de dais et de pinacles, trèfles en pignons, galeries à jour, toute une broderie de pierre, qui, comme le dit Vasari, a l’air d’être faite en carton. En général, l’unité de l’édifice est sacrifiée; on ne veut plus de surfaces unies; l’addition des chapelles latérales, qui dans presque toutes les cathédrales date de ce siècle, montre que l’attention donnée aux subdi-