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veau. Les matériaux y sont abondans et d’excellente qualité. La pierre, facile à travailler, semble inviter aux essais hardis, aux tâtonnemens périlleux, et explique cette fièvre d’innovation qui porta les architectes gothiques à surenchérir sans fin les uns sur les autres en fait de témérité.

Le style gothique nous apparaît ainsi comme un art purement français. Il naît avec la France, au centre même de la nationalité française, dans ce pays florissant et riche qui se dégageait le premier de la féodalité germanique, fut le berceau de la dynastie capétienne, et en recueillit avant tous les autres les bénéfices. Ce fut, comme l’a dit M. Viollet-le-Duc, l’architecture du domaine royal. Soumis à l’influence essentiellement française de la royauté et de l’abbaye de Saint-Denis, ce pays, aux XIe et XIIe siècles, fut le théâtre d’un grand éveil de l’esprit humain, d’une sorte de renaissance qui se traduisit en poésie par les chansons de geste, en philosophie par l’apparition de la scolastique, en politique par le mouvement des communes et l’administration de Suger, en religion par saint Bernard et les croisades. L’architecture gothique ou, pour mieux dire, le mouvement de construction d’où elle sortit fut le produit des mêmes causes. En ce qui concerne les communes, ce ne fut pas sans doute une circonstance fortuite qui fit coïncider leur établissement avec la rénovation architecturale. L’église, à cette époque, avait hérité du forum et de la basilique antiques ; c’était le lieu des réunions civiles, et en effet ce sont des villes de communes, Noyon, Laon, Soissons, qui élèvent les premières cathédrales gothiques.

Qu’aucun élément, ni italien, ni allemand, ne se mêlât à cette première renaissance toute française du XIe et du XIIe siècle, si tristement arrêtée au XIVe, c’est ce qui, pour l’architecture, est de toute certitude. Cent ans au moins le style ogival reste la propriété exclusive de la France. Les bords du Rhin se couvraient encore de constructions romanes, quand les chefs-d’œuvre du style ogival étaient déjà élevés dans la France du nord. L’Angleterre eut des églises gothiques bâties dès le XIIe siècle, mais par des Français. En 1174, la reconstruction de la cathédrale de Cantorbéry ayant été décidée, on ouvrit un concours : ce fut Guillaume de Sens, célèbre par de grands travaux, qui fut choisi, et qui commença le chœur dans le système nouveau qui déjà régnait exclusivement en France. Au XIIIe siècle, les innombrables maîtres maçons qui portèrent ce style jusqu’aux confins de l’Europe latine étaient des Français. Le premier architecte gothique non français dont le nom nous soit connu est Erwin de Steinbach (1277). En Allemagne, jusqu’au XIVe siècle, ce style s’appelle « style français, » opus francigenum et c’est là le nom qu’il aurait dû garder. Malheureusement la fatalité qui priva la