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puis à de prodigieuses découvertes qui changèrent la face du monde, ces deux siècles, dis-je, assistèrent en même temps à la plus triste déchéance du goût, virent mourir tout ce qui avait fait l’âme du moyen âge, et semblèrent, en fait d’art, comme les paralytiques de la piscine, attendre la vie d’un souffle nouveau. Ce souffle vint de l’antiquité, qui, vers la fin du XVe siècle, sortit de son tombeau, au moment juste où elle devenait nécessaire à l’éducation de l’humanité. La vieille terre d’Italie recelait tant de trésors, que les restes de l’art ancien s’y trouvaient presque à fleur du sol. De très beaux monumens d’architecture existaient encore presque intacts. Ce n’était pas la Grèce, alors totalement ignorée ; c’était une antiquité de second ordre, mais c’était l’antiquité. À peine la belle ressuscitée se montra-t-elle dans sa sobre élégance et sa sévère beauté, que tous furent fascinés. Chacun renia ses pères, se fit aussi irrespectueux que possible, et, pour plaire à sa nouvelle maîtresse, se crut obligé de commettre des excès de zèle qu’elle-même eût désapprouvés.

Le commencement de notre siècle a vu la première réaction contre ce changement du goût accepté par trois siècles sans une seule protestation. Quand M. de Chateaubriand eut révélé au monde étonné et d’abord scandalisé d’un tel paradoxe qu’il y a une esthétique chrétienne, il fut permis de trouver qu’une église gothique résout à sa manière le problème de l’architecture, et que les sculptures de Saint-Gilles près d’Arles, de Chartres, d’Amiens, de Reims, ne peuvent être oubliées dans une histoire de l’art. Les hommes les plus étrangers à l’esprit de système se déclarèrent touchés. « Plus je vois les monumens gothiques, disait un homme qui avait le droit d’être juge en statuaire[1], plus j’éprouve de bonheur à lire ces belles pages religieuses si pieusement sculptées sur les murs séculaires des églises. Elles étaient les archives du peuple ignorant. Il fallait donc que cette écriture devînt si lisible que chacun pût la comprendre. Les saints sculptés par les gothiques ont une expression sereine et calme, pleine de confiance et de foi. Ce soir, au moment où j’écris, le soleil couchant dore encore la façade de la cathédrale d’Amiens ; le visage calme des saints de pierre semble rayonner. »

On alla plus loin, et pour plusieurs ce mouvement, que jusque-là tout le monde avait appelé renaissance, devint un sujet de blâme et de regrets. Aux malédictions de Vasari contre l’art gothique succédèrent des malédictions contre cet art païen qui, selon les zélateurs du nouveau système, avait tué l’art chrétien. Une école fort sérieuse, puisqu’elle a soutenu dans leurs travaux des hommes

  1. David d’Angers.