Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 40.djvu/1034

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

je serai au comble de la joie. Habeneck a harangué son orchestre en mon honneur ; il lui a recommandé d’être attentif et soigneux des nuances. Après la répétition, Baillot a fait exécuter dans sa classe mon ottetto, et s’il existe au monde un homme qui sache encore jouer du violon, c’est lui ; il a été admirable, ainsi qu’Urban, Norblin et les autres, Le 7 de ce mois (avril 1832), Baillot donne un grand concert où je jouerai quelque chose de Mozart, et le lendemain je prends la poste et je m’embarque pour Londres. »

En effet, Mendelssohn arrive à Londres pour la seconde fois dans le mois d’avril 1832 ; il se fait entendre dans plusieurs concerts publics. Il obtient un très grand succès aussi bien comme compositeur que comme pianiste. C’est à Londres qu’il apprend la mort de son vieux maître Zelter, et cet événement douloureux pour son cœur le décide à quitter l’Angleterre et à retourner dans sa patrie après trois ans d’absence. Arrivé à Berlin dans le mois de juin 1832, Mendelssohn se consulte et refuse la succession de Zelter comme directeur de l’école de chant qu’il avait fondée et qui subsiste encore aujourd’hui. Après d’autres hésitations, Mendelssohn se décide à accepter, je ne sais trop à quelle date, la direction de la Société philharmonique de Leipzig, et c’est en cette ville savante que, dans l’espace de cinq ans qui lui restent encore à vivre, il conquiert par des œuvres solides et nombreuses la réputation d’un grand musicien de l’Allemagne et de tous les pays.

J’ai suivi Mendelssohn dans ses pérégrinations à travers l’Europe. Dans sa correspondance si vive, si franche et si remplie de doux épanchemens, j’ai noté et fait ressortir les traits qui pouvaient le mieux nous révéler son âme délicate et sa souple intelligence. Ce Germain enté sur un Juif a été ébloui par l’Italie. En cela, il est resté fidèle aux traditions de sa race, qui a toujours aspiré vers les contrées bienheureuses où fleurissent les citronniers. Venise et sa gloire passée l’ont étonné, la magique couleur de Titien lui a donné le vertige. Il a compris la grandeur de Rome, où se trouvent les débris de la civilisation du monde ; il a senti la sublimité de Raphaël, il a été touché, pénétré par l’onction divine de Palestrina. Il a marqué d’une croix rouge l’impuissance héroïque de M. Berlioz et il a manqué de justice envers Donizetti, qu’il a jugé avant l’heure. À Paris, où Mendelssohn a été accueilli avec tant de bienveillance, il n’a pas su voir que, sous l’activité fiévreuse de la nation et sous la frivolité apparente du public français, il y a un bon sens admirable et un goût si sûr que ses jugemens donnent la vie ou la mort. Il n’a rien compris au grand drame de Meyerbeer, et il a méconnu le plus grand musicien qui se soit produit au théâtre depuis la naissance de l’opéra. Enfin, après s’être fait un peu d’illusion sur la portée des succès qu’il avait obtenus à Londres, Mendelssohn est retourné dans son pays, où, après quelques années de pénibles labeurs, il s’est courbé sous le poids du jour comme une fleur qui a exhalé ses parfums.


P. SCUDO.


V. DE MARS.