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juge au point de vue du bien de l’ensemble. Qu’est-ce après tout que cette préoccupation et cette science de l’intérêt général ? C’est toujours l’intérêt pour mobile et le calcul pour moyen. Que nous calculions au profit des autres plutôt qu’à notre profit, il n’importe : c’est toujours l’art de nous bien diriger en n’écoutant que notre intelligence, en nous déterminant par la seule considération des avantages et des inconvéniens que notre jugement aperçoit au bout des actes. L’art en question est bien vieux, et l’expérience ne s’est pas prononcée en sa faveur. Toutes les sociétés de l’antiquité, toutes les religions païennes, en tant qu’elles ont été une règle de conduite, ont partagé et appliqué la philosophie de M. Smith : elles sont parties aussi de l’idée que le mal était simplement le nuisible, que la morale consistait uniquement à agir de la manière la plus conforme à l’intérêt général, et que la seule sagesse, la seule bonne méthode de direction était de consulter d’abord notre raison sur les conséquences des actes, pour nous astreindre ensuite, en dépit de nos sentimens, à faire ce que nous jugions le plus avantageux pour la communauté. Que l’on interroge l’histoire, et on verra où a conduit cette morale du bien public : elle a conduit au plus odieux asservissement de l’individu, asservissement des consciences, asservissement des volontés et des affections. Au nom des intérêts de l’état, on a enseigné le vol aux enfans, l’impudeur aux jeunes filles ; un des plus beaux génies de l’antiquité est allé jusqu’à refuser à l’homme la liberté de l’amour paternel. — Ce sont là de vieilles erreurs, dira-t-on peut-être, des erreurs produites par une expérience insuffisante, et dont un savoir plus complet nous a révélé la fausseté. — Oui, sans doute, nos lumières se sont accrues ; prenons garde toutefois de ne pas oublier l’influence qu’ont exercée sur nous des sentimens développés à une autre école. La raison évidemment finit toujours par découvrir que le plus avantageux pour nous est de tenir la conduite que la conscience nous recommande indépendamment de tout avantage. De nos jours, elle est arrivée à comprendre comment la dignité, la sincérité et même l’abnégation étaient une bonne politique, parce qu’elles nous rapportaient la confiance et l’affection de nos semblables. Elle s’est aperçue de cela, comme elle en est venue à voir après coup les mille inconvéniens des banqueroutes publiques, des abus de pouvoir et des autres injustices dont elle n’avait aperçu à l’avance que les utilités. Malheureusement il en est toujours ainsi de la pauvre intelligence humaine : elle ne comprend qu’après avoir vu, et elle a encore cette autre infirmité, qu’elle ne peut regarder que du côté où nos désirs du moment dirigent son attention. Si elle est habile, c’est seulement à nous expliquer comment les fautes où elle nous a poussés, en ne tenant compte que des conséquences qu’elle