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tant tourmenté la conscience humaine et qui l’a forcée à recourir à l’idée d’une chute ou d’un principe diabolique, il y réussit seulement au moyen de cette psychologie et de cette métaphysique. Son opinion décidée, celle qu’il entend nous donner comme le résumé de ce qu’il a vu en étudiant la vie, c’est que le bonheur général des créatures est le grand but de la création, et que par conséquent la morale humaine n’a pas d’autre norme et d’autre fin que l’avantage de la communauté humaine. Le mal est simplement le malfaisant, ce qui porte des fruits de souffrance ; le bien est simplement le bienfaisant, ce qui augmente sur la terre la somme du bonheur. La valeur de l’acte dépend exclusivement des effets qu’il entraîne hors de nous, elle ne dépend nullement des sentimens d’où provient la volonté. En réalité donc, il n’existe que des œuvres dangereuses et des œuvres avantageuses. Ce qu’on appelle le vice, ou autrement dit le fait d’être sujet à commettre des actions d’où sortent des souffrances, signifie simplement que l’homme n’a pas eu le temps d’apprendre les conséquences des actes. Ce qu’on appelle la vertu, ou autrement dit la volonté et le fait d’accomplir les œuvres bienfaisantes, résulte purement de ce que l’intelligence a acquis la science des conséquences. La thèse de l’auteur est ainsi prouvée et parfaitement prouvée ; oui, mais elle l’est seulement à la condition que bien véritablement le mal ne vienne que d’une ignorance, que la vertu et la générosité, comme dit M. Smith, résultent purement d’une connaissance, c’est-à-dire à la condition qu’il n’y ait rien de bon et de mauvais dans l’homme que la connaissance et l’ignorance, à la condition que toutes nos décisions ne soient déterminées que par notre savoir ou notre défaut de savoir, à la condition enfin que l’intelligence soit le seul principe de nos volontés, de nos progrès, de nos transformations.

Tout cela n’est-il pas un peu sec, et la grâce des sentimens qui enveloppent la pensée suffit-elle toujours à déguiser ce qu’elle a de glacial ? Si ce point de vue utilitaire ne fausse pas positivement les jugemens partiels de M. Smith, il leur donne souvent, il donne du moins à ses vues sur le rôle social des religions ou des superstitions un certain air de complaisante satisfaction qui ressemble à un faux sourire. Il me semble que, si je pouvais me mêler aux entretiens de l’auteur, j’aurais plus d’une chose à lui opposer. Pourquoi après tout ne le ferais-je pas ? ou plutôt pourquoi n’userais-je pas de la même liberté que s’accorde M. Smith, en me tenant moi-même dans l’ombre et en introduisant un nouveau masque pour lui répondre ?


« BUTLER. — Vous avez raison : notre monde est une unité dont toutes les parties se nécessitent l’une l’autre, et je l’admets volontiers : vous avez parfaitement montré que, dans ce monde tel qu’il est, la douleur est le stimulant nécessaire de l’activité, que le mal est la condition de la liberté qui