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sait plus long que toi sur les montagnes. Quand il parle d’ailleurs, on peut le croire, car il ne parle point comme toi, pour faire du bruit.

Un son qui vint se mêler à cet entretien donna raison au confiant admirateur de Mérino : c’était le sifflement d’une balle partie du point où l’on avait vu l’objet de la contestation. Bientôt d’ailleurs aucun doute ne fut plus permis : à la place de la prétendue pierre, on aperçut distinctement un burnous blanc qui se mit à courir dans la direction des hautes cimes que gagnait la colonne.

Le premier coup de fusil, semblable au coup frappé sur le théâtre avant le lever du rideau, avait été accueilli par les murmures de satisfaction que laissent échapper les spectateurs d’un drame populaire à l’instant où retentit le signal de leur plaisir. Les zéphyrs, placés à l’avant-garde, envoyèrent plusieurs balles de suite à l’homme qui venait de révéler le voisinage de l’ennemi; mais aucune de ces balles n’atteignit son but : le burnous blanc continua sa course et disparut bientôt derrière les rochers.

Serpier dit alors à Laërte : — Je crois que les Kabyles vont, contre leur habitude, engager une affaire sérieuse avec notre tête de colonne. D’ordinaire ils laissent pénétrer dans leur pays la troupe qui les envahit et réservent leurs efforts pour les combats d’arrière-garde; mais la position où ils nous attendent est probablement assez forte pour leur donner une confiance inaccoutumée. Je suis heureux, mon cher Zabori, que vous débutiez dans la guerre des montagnes par une action digne de vous.

La prédiction de Serpier ne tarda pas à se réaliser. Un contre-fort qu’il fallait absolument gravir se dressait devant les tirailleurs de Bautzen. Les zéphyrs commencèrent avec résolution et gaîté une ascension des plus pénibles. Leur capitaine marchait en avant d’eux d’un pas rajeuni par l’approche du combat. Les jambes entourées de guêtres blanches semblables à celles de sa troupe, le képi sur l’oreille, la pipe des batailles au coin de la bouche, un bâton noueux à la main, et dans le fourreau un sabre qui battait ses jarrets avec une grâce toute guerrière, Bautzen représentait à merveille les officiers de notre alerte et intrépide infanterie; mais le bon capitaine ce jour-là était destiné à éprouver un gros crève-cœur. Quoique l’on ne vît aucune forme humaine apparaître sur les cimes qu’il escaladait, une bruyante explosion se fit entendre, et une grêle de balles dirigées par des mains sûres tomba sur les zéphyrs. Trois ou quatre hommes qui venaient d’être tués raide roulèrent en tournant sur eux-mêmes le long de la pente à moitié gravie. Une dizaine de tirailleurs blessés furent arrêtés dans leur course et accrochèrent leurs mains sanglantes aux tiges de plantes ou d’arbustes