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fier qui me plaisait tant. Une parole, une seule parole, vient de jeter sur tes épaules je ne sais quelle pesante chasuble qui te courbe et t’avilit.

Elle continua encore avec un accent tantôt strident, tantôt voilé : — Moi aussi du reste je suis transformée, moi aussi je ne sais point si je ne prenais pas pour mon visage un masque dont je vais me dépouiller à ton exemple. Adieu, Laërte. En tout cas, notre amour, tel qu’il était, tel qu’il a rempli des jours écoulés, est parmi les choses que rien ne saurait plus rappeler à la vie. Si je ne suis pas votre femme, Zabori, je suis votre veuve. Oui, je suis une veuve, mais j’ignore comment je porterai mon deuil.

Le retour du capitaine Herwig mit fin à ces bizarres et Cruels discours; le vieil officier embrassa les deux amans d’un regard plus observateur que de coutume. Le trouble où il les vit ne l’étonna point; seulement, à son insu, en croyant obéir à un mouvement de compassion angélique, il ajouta une torture suprême à toutes les tortures que venait de subir ce malheureux couple.

— Monsieur le comte Zabori, dit-il d’une voix solennelle, ma fille ne vous reverra point demain matin. Vous lui avez constamment témoigné depuis que nous nous connaissons une affection dont je vous sais gré. Je vous autorise à l’embrasser.

La manière dont fut accueillie cette permission aurait dû jeter un grand désordre dans les pensées du digne homme. Au lieu de s’avancer vers Laërte, tremblante, confuse, de ce pas qu’embarrassent les longs plis du voile charmant de la pudeur, Dorothée aborda, fière, hautaine, avec quelque chose de dur et de railleur dans les yeux, l’homme à qui on lui enjoignait de tendre son front. Quant à Laërte, il rappela, en touchant ce front de ses lèvres, ces exorcisés du moyen âge obligés de poser leur bouche sur le bois brûlant d’un crucifix. Le capitaine Herwig ne vit point les jeux étranges de cette pénible scène : il souriait, dans une pure et invisible région, à une pensée devenue désormais la maîtresse absolue de sa vie.


VII.

Rien de plus attachant que la guerre des montagnes. Si de simples voyageurs trouvent le moyen d’éprouver un violent enthousiasme quand ils visitent paisiblement ces formidables magnificences de la nature, on peut s’imaginer facilement ce que doit ressentir le voyageur armé au sein de ces mêmes merveilles revêtues d’un prestige insolite par le danger. Laërte cheminait donc avec une joie sérieuse dans une des gorges les plus profondes de l’Atlas. Sa compagnie formait la tête de la colonne. Devant lui marchaient