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une impression d’autant plus douloureuse. Les chemins ont disparu sous la vase ou sous une végétation humide, les cabanes à peine achevées oscillent déjà sous le vent comme près de tomber, les champs mal cultivés sont envahis par les herbes et les arbustes ; tout porte le signe évident de la décadence. Le directeur de la colonie, ayant reconnu que l’île était appropriée à l’établissement d’une plantation sucrière cultivée à la mode du pays par des nègres esclaves, n’avait pas un moment douté que le sol ne convînt aussi à la création de fermes agricoles exploitées par des paysans allemands et belges. Plein de confiance, il avait donc mis son. entreprise sous l’invocation de Notre-Dame-do-O’, et fait un appel de fonds pour se procurer le nombre de colons nécessaires. D’après le rapport officiel, les premières sommes allouées par la législature de la province furent dépensées en pure perte « à cause de la fuite de certains émigrans et de la mort des autres ; » mais, à l’aide de nouveaux fonds que le gouvernement central accorda, on parvint à importer d’Europe plus de cent cinquante malheureux alléchés par des promesses plus ou moins sincères. Là pourtant n’était pas la difficulté capitale : il fallait acclimater les colons dans cette île basse entourée de sa ceinture de mangliers humides, il fallait aussi procurer aux nouveau-venus quelques-uns des avantages dont ils jouissaient dans leur patrie, afin qu’une nostalgie mortelle n’enlevât pas ceux que la fièvre eût respectés. Le directeur de la colonie se mit d’abord à l’œuvre avec un beau zèle : il fit bâtir de jolies cabanes pour la réception des étrangers, il traça des plans de routes et de sentiers à travers la forêt, il fonda une école, puis un hôpital ; il promit entière liberté de conscience aux colons hérétiques, « à la condition toutefois qu’ils ne songeassent pas à se bâtir une chapelle, » il poussa même la générosité jusqu’à publier un journal pour l’instruction et l’amusement des travailleurs étrangers ; mais bientôt le manque de fonds paralysa cet enthousiasme juvénile : d’abord le journal cessa de paraître, puis la presse fut vendue, ensuite on ferma l’école ; enfin, l’hôpital ayant été supprimé à son tour, les colons malades furent abandonnés aux bons soins de leurs amis. La crue annuelle du fleuve recouvrit les défrichemens d’une couche de limon et pendant trois mois rendit toute culture impossible ; plus tard, quand les eaux se retirèrent, le sol vaseux, fumant sous les rayons d’un soleil vertical, remplit l’atmosphère de ses exhalaisons malsaines. Ce fut le coup de grâce donné à la colonie, la mortalité devint effrayante et mit un terme à tous les travaux agricoles. Les rares Allemands qui ont eu le bonheur d’en réchapper avec la vie sauve, sans avoir pu cependant s’éloigner encore de l’île qui leur sert de prison, ont abandonné toute tentative d’agriculture, et se livrent à divers métiers manuels moins fatigans que celui du labour.