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des Indiens, des régimes qui avaient une certaine analogie avec celui que propose charitablement le lieutenant Herndon. Les colons européens, soutenus et encouragés par les carmes, achetaient, vendaient, troquaient les indigènes et les faisaient périr sous le bâton. Plus habiles, les jésuites, sous prétexte de défendre la cause des opprimés, s’étaient emparés des Indiens et les avaient campés de force sur le bord des fleuves dans leurs descimentos. Sous la double menace du fouet et de l’excommunication, sous le poids de ce despotisme savant qui opprimait à la fois le corps et l’âme, les Tapuis et les Ticunas, arrachés à leurs forêts natales, s’établissaient aux endroits indiqués d’avance, bâtissaient les maisons qu’on leur ordonnait de bâtir, mettaient en culture les champs qu’on leur assignait. Ainsi s’élevèrent les villes et se défrichèrent les plantations des contrées amazoniennes. La culture du sol fit de rapides progrès, principalement sur les bords du Rio-Negro, et vers la fin du siècle dernier les cités riveraines de ce fleuve, Ayrão, Barcellos, Moreira, Thomar, étaient devenues relativement importantes. Les Indiens produisaient le coton, l’indigo, le riz, le cacao, le café, le tabac ; ils mettaient en œuvre la fibre du cotonnier dans six filatures, et fournissaient de tissus tout le district du Rio-Negro et une grande partie de la province de Para. Dans les llanos du Rio-Branco, ils se livraient sur une grande échelle à l’élève du bétail. Thomar possédait une corderie. Enfin la ville de Barra, aujourd’hui Manaos, qui servait de débouché à tous les produits de l’intérieur, comptait un certain nombre d’établissemens industriels, une fabrique de cire, une filature, une briqueterie. Cette époque, antérieure à la révolution française, fut, au point de vue de la production agricole, le véritable âge d’or des districts du Rio-Negro, et de nos jours encore les riches commerçans de Manaos et de Parà parlent avec admiration du gouverneur Manoel da Gama Lobo d’Almada, qui administrait alors les provinces amazoniennes : ils ne se demandent pas au prix de quelle douloureuse servitude les Indiens avaient donné au pays cette apparence de prospérité.

Maintenant cette civilisation factice, qui reposait sur la terreur des esclaves, a presque tout à fait disparu : une nouvelle civilisation, empruntant sa force à la liberté seule, doit se former désormais, et ce n’est pas sans peine qu’elle prend naissance dans ce pays, où l’instruction est tout à fait négligée, où la présence du nègre encore esclave déprave l’Indien, devenu comparativement libre. Les villes, autrefois prospères, situées au nord de Manaos ne sont de nos jours que des groupes de cabanes sordides, entourant des églises en ruine. La culture du cotonnier, de l’indigotier et des autres plantes industrielles a cessé sur les bords du Rio-Negro ; on a renoncé, dans les savanes du Rio-Branco, à l’élève des bestiaux, qui donnait