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éprouve à certaines heures au sortir des geôles invisibles où nous enferme sans cesse la société.

Leurs cœurs avaient cette plénitude qui rend la parole impuissante. Dorothée cependant fit un effort pour se dégager du silence ému où ils étaient tous les deux plongés. Avec une éloquence que Zabori ne lui avait pas connue encore, elle exprima le tumulte de sentimens tristes et passionnés où la jetait ce brusque départ. L’exaltation qui la dominait allait toujours croissant. Possédée par d’indicibles souffrances, Dorothée semblait à la recherche de quelque remède merveilleux qui put lui apporter un soulagement. Cette recherche d’un dictame magique est le propre du reste de toutes les ardentes amours. Les âmes livrées aux orageuses tendresses croient sans cesse à quelque parole mystérieuse qui leur rendra sur-le-champ le calme: cette parole, elles la poursuivent dans le cœur et l’attendent des lèvres de l’être aimé.

— Puisque tu pars, répétait-elle, dis-moi au moins quelques mots qui me rassurent.

Et elle s’obstinait dans cette demande sans bien en comprendre elle-même toute la véritable portée. Celui qui la quittait allait se mettre entre les mains du danger. Ce n’était point évidemment une sécurité matérielle qu’il était possible de lui donner. Nul ne pouvait lui répondre de la marche capricieuse des balles. Que voulait-elle donc? Elle-même assurément l’ignorait, quand un instinct de son cœur blessé lui avait indiqué cette formule suppliante où elle s’enfermait; mais ce même instinct peu à peu sembla lui révéler plus clairement l’objet de ses désirs et de ses inquiétudes. — Avant ton départ, dit-elle, je voudrais être liée à toi par quelque promesse sacrée. — Puis, se détachant brusquement du bras de Laërte, elle se plaça en face de lui; elle étreignit ses deux mains, et, le regardant jusque dans les profondeurs de ses yeux : — Si la mort t’épargne, comme je l’espère, car je ne sais pourquoi, mais ce n’est pas de ta vie que je suis inquiète, me jurerais-tu de me donner à jamais tout ton amour, de n’avoir que moi pour compagne? Crois-tu enfin que tu aurais du bonheur à me prendre pour femme?

Laërte ne répondit point à ces interrogations brûlantes qui firent passer dans son cœur un long frisson. Le dernier mot prononcé par la bouche de Dorothée venait de lui rappeler tout ce passé qu’il avait cru réduit au néant par les premières ardeurs de son nouvel amour. Sur l’aile de ces sombres génies que nous appelons les remords, son âme fit un rapide et douloureux voyage. Il fut transporté en Allemagne, où il se mit à trembler entre deux figures voilées. L’une de ces figures était immobile et couchée, le voile qui la couvrait était un suaire : c’était le cadavre de celui qu’il avait tué au lever