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en pleine mer. Il reçoit par dizaines des fleuves qui n’ont pas leurs égaux en Europe, et dont plusieurs, encore inexplorés, appartiennent au domaine de la fable. Comme la mer, il est habité par les dauphins ; comme elle, il a ses tourmentes, et lors des grandes marées les trois vagues successives de son pororoca[1] se dressent à plusieurs mètres de hauteur ; ses deux bords servent aussi de limites à deux faunes distinctes, et même de nombreuses espèces d’oiseaux n’osent franchir sa large nappe d’eau pour se rendre d’une rive à l’autre. Certes le Mississipi est un fleuve puissant ; mais ce père des eaux devrait s’unir à huit ou dix autres aussi considérables que lui pour oser se mesurer avec l’Amazone[2]. Quand on navigue dans l’estuaire de l’embouchure sur les eaux grises roulant rapidement vers l’Atlantique, on se surprend à demander, dit M. Avé-Lallemant, si la mer elle-même ne doit pas son existence à ce fleuve qui lui apporte incessamment l’immense tribut de ses flots. La différence de roulis produite par le mouvement des vagues ou par la pression du courant peut seule indiquer sur quel domaine on se trouve, celui des eaux douces ou celui des eaux salées.

L’Amazone n’est pas seulement le plus grand cours d’eau de notre globe ; il est également celui qui arrose les contrées les plus fertiles et les plus riches en produits de toute espèce. L’interminable forêt qui en couvre les bords n’offre pas de clairière ; des deux côtés du fleuve, elle dresse en palissade ses troncs pressés comme des épis et droits comme des colonnes, engloutis par la base dans une éternelle obscurité, tandis que le feuillage épanoui des cimes s’étale avidement à la lumière. Des bateaux qui voguent au milieu du courant, on ne peut distinguer aucune forme précise dans ce rempart de végétation ; pour se faire une idée de l’immense variété des arbres et des arbustes que gonfle la sève intarissable de la nature tropicale, il faut pénétrer dans un de ces canaux tortueux qui circulent entre les îlots des mille archipels semés sur l’Amazone. Penchés au-dessus de la rive, se succèdent les arbres les plus divers, dressant leurs panaches, déployant leurs éventails, développant leurs ombelles de feuilles, balançant au-dessus des flots leurs guirlandes de

  1. Voyez la Revue du 1er novembre 1852 (Phénomènes maritimes).
  2. Pendant les crues, le Mississipi débite 30,000 mètres cubes d’eau par seconde. Au détroit d’Obidos, qui est la partie la plus étranglée de son lit, le fleuve des Amazones avait le 25 juin 1859, c’est-à-dire à l’époque de la crue, une largeur de 1,520 mètres, une profondeur moyenne de 76 mètres, et coulait avec une vélocité de 7,600 mètres par heure. Il débitait donc 243,875 mètres cubes par seconde, c’est-à-dire 3,250 fois plus que la Seine à l’étiage, et cependant à Obidos il n’a pas encore reçu le Tapajoz, le Xingu, et ne s’est pas uni à l’énorme fleuve des Tocantins, qui roule certainement autant d’eau que le père des fleuves de l’Amérique septentrionale. MM. Spix et Marti us, mesurait l’Amazone au détroit d’Obidos, mais à une autre époque de l’année, ont trouvé un débit moins considérable de moitié.