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aussi le flot de la civilisation en deux courans inégaux. La partie méridionale du Brésil est la plus éloignée de l’Europe, et cependant c’est elle qui reçoit les voyageurs, les négocians, les émigrans, les marchandises, et subit l’influence de nos mœurs ; c’est elle qui a vu s’élever les grandes villes, Pernambuco, Bahia, Rio-Janeiro, et se grouper presque toutes les populations brésiliennes plus ou moins civilisées. Bien que relativement plus près de l’Europe, la partie septentrionale de l’empire est au contraire presque déserte, et ses capitales, Ceara, Paranahyba, Maranhão, ne sont que des villes de second ordre. La civilisation européenne s’y propage avec une extrême lenteur, et semble s’arrêter à l’entrée du magnifique estuaire où se déversent les eaux du Tocantins et de l’Amazone ; elle n’ose pénétrer dans cet immense bassin fluvial, le plus admirable et le plus important qui existe sur tout le pourtour du globe.

Le fleuve des Amazones forme, avec le long soulèvement de la chaîne des Andes, le grand trait géographique du continent colombien. Cette mer d’eau douce en mouvement, qui prend sa source à une petite distance du Pacifique et s’unit aux eaux de l’Atlantique par un estuaire mesurant 300 kilomètres de promontoire à promontoire, sert de ligne, de partage entre les deux moitiés de l’Amérique du Sud, et, comme un équateur visible, sépare l’hémisphère du nord de celui du midi sur une longueur de 5,000 kilomètres environ[1]. Tout est colossal dans cette artère centrale de l’Amérique, qui rend à l’Océan l’immense quantité de pluie et de neige reçue par un bassin de 7 millions de kilomètres carrés, comprenant à la fois les llanos de la Colombie, les solitudes inconnues de la Grande-Forêt ou Matto-Grosso, et les sommets des Andes, du 20e degré de latitude sud au 3e degré de latitude nord. Ce fleuve, auquel on a donné dans les diverses parties du territoire qu’il arrose les trois noms de Marañon, Solimoens, Amazones[2], comme s’il se composait de trois fleuves distincts et mis bout à bout, peut offrir à la vapeur, avec ses affluens, ses furos ou fausses rivières, ses igarapès ou bras latéraux, plus de 50,000 kilomètres de navigation. Il est si profond que les sondes de 50, de 80 et même de 100 mètres ne peuvent pas toujours en mesurer les gouffres, et que les frégates peuvent le remonter sur plus de mille lieues de distance ; il est si large qu’en certains endroits on n’en distingue pas les deux bords, et qu’à l’embouchure du Madeira, du Tapajoz, du Rio-Negro et d’autres grands affluens, on voit l’horizon reposer au loin sur les eaux comme si l’on se trouvait

  1. En comptant tous les méandres du fleuve, la longueur du cours est de 3,322 kilomètres sur le seul territoire brésilien, de la cité de Para ou Bélem à la ville de Tabatinga, située près de la frontière du Pérou ; la largeur moyenne est de 4 à 5 kilomètres.
  2. Dans la partie inférieure de son cours, les Tapuis lui donnaient autrefois le nom de Paranatinga (fleuve-roi) ou de Paranaguassu (fleuve-grand).