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assez maintenant cet homme naïf pour comprendre qu’il ne pouvait pas être un surveillant incommode. Les événemens devaient s’armer du rôle sévère que ne remplissait pas l’autorité paternelle. Depuis l’arrivée de Laërte à Blidah, nul fait guerrier de quelque importance ne s’était produit dans les environs d’Alger. Après l’agression repoussée avec tant de bonheur et d’énergie par la petite colonne de Serpier, les tribus étaient rentrées dans le calme, et aucun lieutenant de l’émir n’avait reparu dans notre voisinage. Deux mois pourtant s’étaient écoulés; jamais la guerre n’avait encore eu en Afrique, depuis notre conquête, un aussi long accès de léthargie. Serpier, qui n’avait point les passe-temps de Laërte pour remplir cet entr’acte d’un drame sanglant, se plaignait de tomber dans un morne ennui. Un matin, il vint trouver Zabori le visage rayonnant.

— Mon cher ami, lui dit-il, je crois que nous en avons fini avec nos insipides loisirs. Des Arabes qui sont venus en ville ce matin prétendent qu’une grande agitation règne en ce moment même à quelque distance de nous, dans les montagnes de la Kabylie. Suivant eux, Abd-el-Kader viendrait faire honte en personne à nos voisins du Jurjura de leur indifférence pour l’islamisme. S’il en est ainsi, pour employer l’expression classique de la langue indigène, la poudre va parler, et je crois même qu’elle aura une remarquable intempérance de paroles.

Serpier tenait ce discours à Laërte en présence d’Herwig et de Dorothée, qui se promenaient tous deux sous les arceaux de la cour mauresque, aux côtés de Zabori. Le visage d’Herwig devint sérieux sans exprimer ni appréhension ni tristesse. Le vieil officier envisageait la guerre comme les marins envisagent l’océan. Ainsi qu’eux, il était habitué à fonder sur un élément formidable l’existence d’êtres chéris. Aussi, quand il s’enfonçait dans le péril, c’était l’âme ferme et le visage résolu, mais sans montrer une joie ni une forfanterie qu’il aurait regardées comme des provocations à Dieu.

Laërte allait exprimer la joie qu’en dépit des circonstances où il pouvait se trouver l’annonce d’un danger ne manquait jamais d’éveiller dans sa nature belliqueuse, lorsqu’il regarda Dorothée; les traits de cette jeune fille étaient envahis par une pâleur mortelle. Si sa bouche se taisait, son regard, d’une expression effrayante, poussait de véritables cris. Herwig s’aperçut de ce trouble dont il parut inquiet et attristé. Sa fille l’avait déjà vu partir pour des expéditions aventureuses, et jamais elle n’avait montré pareil désespoir. Ce père si confiant sembla tout à coup éprouver la commotion d’un somnambule qu’une brusque exclamation surprend dans une promenade périlleuse. Une vive souffrance se peignit dans ces yeux où n’apparaissaient d’ordinaire que la bonhomie et la résignation; puis, avec l’habitude de cette discipline que les âmes vraiment militaires