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ces poètes d’un nouveau genre, invoquant préalablement Apollon et réclamant pour eux-mêmes les honneurs du Capitole, récitent des octaves comme celles du Tasse, ou mieux les improvisent en chantant. Le dieu des vers et celui de la bouteille aidant, ils s’attaquent l’un l’autre dans une lutte poétique, car ces improvisations se font généralement à deux, et ils donnent libre cours à leurs chants, ni plus ni moins que les bergers des Bucoliques. Les improvisateurs de la Maremme ne font pas remonter si loin leurs traditions ; mais ils conservent précieusement les reali di Francia, récits du temps de Charlemagne et des troubadours.

Un de ces poètes populaires dont les traits sont encore gravés dans ma mémoire est le Corse Agostino, devenu Toscan, grâce à son long séjour dans la Maremme. Traqué autrefois dans les maquis pour s’être livré aux violences de la vendetta, il s’était réfugié dans la péninsule, afin de n’avoir pas de compte à, rendre aux tribunaux français. Agostino valait mieux que ne le promettaient son abord et sa figure sombre, sillonnée d’affreuses cicatrices. Fidèle gardien de la discipline, c’était lui qui allait par les maquis visitant chaque jour sur toute sa longueur le chemin de fer de Monte-Bamboli, dont on l’avait nommé surveillant. Il ne connaissait que son devoir, et le remplissait avec une énergie peu commune. Partout on regardait passer avec frayeur le Corse, — il Corso, — comme l’appelaient les gens de la Maremme. D’un courage à toute épreuve, Agostino défiait les birbanti. Chaque semaine, il était tenu d’aller à deux heures du matin recevoir de la diligence de Livourne, qui s’arrêtait à Torre-Mozza, les sacs d’écus destinés à payer les ouvriers. Porteur de plusieurs milliers de francs, il remontait la nuit seul le long du chemin de fer. La veille, il avait bien soin d’annoncer à tous la mission dont on le chargeait, voulant s’assurer, disait-il, si les bandits de la Toscane oseraient arrêter le Corse. Bien que sous le rude et fier insulaire on ne pût guère deviner le poète, Agostino se distinguait parmi les improvisateurs les mieux doués de la Maremme. Quand il avait bu quelques bicchierini d’aqua vita, ou une couple de petits verres de la célèbre anisette toscane de San-Marcello, il ne connaissait plus de rivaux. Tantôt il racontait une vendetta ou l’histoire du fameux bandit le roi Théodore, resté populaire dans toute l’Italie ; tantôt, courtisan habile, il entreprenait l’éloge du directeur de la mine, faisant rimer carbone avec patrone, ingeniere avec cavaliere. Il chantait, jetant au vent des octaves multipliées avec une facilité singulière, au grand ébahissement des mineurs et des pâtres, auditoire ordinaire des improvisateurs toscans, et dont l’admiration enthousiaste pour le poète corse se témoignait par d’énergiques bravos.

J’aurais voulu suivre dans tous leurs détails ces luttes poétiques