Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 39.djvu/884

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Je termine par un exemple encore plus significatif. Dans les animaux herbivores, le cheval, le bœuf, dans certains rongeurs, le gros intestin présente un vaste repli en forme de cul-de-sac appelé cœcum. Chez l’homme, ce repli n’existe pas, mais il est représenté par un petit appendice auquel sa forme et sa longueur ont fait donner le nom d’appendice vermiforme. Les alimens digérés ne peuvent pas pénétrer dans cet appendice étroit, qui est dès lors sans usage ; mais si par malheur un corps dur, tel qu’un pépin de fruit ou un fragment d’os, s’insinue dans cet appendice, il en résulte d’abord une inflammation, puis la perforation du canal intestinal, accidens suivis d’une mort presque certaine. Ainsi nous sommes porteurs d’un organe qui non-seulement est sans utilité, mais qui peut devenir un danger sérieux. Indifférente aux individus, la nature les abandonne à toutes les chances de destruction : sa sollicitude ne s’étend pas au-delà de l’espèce, dont elle a d’ailleurs assuré la perpétuité.

Les organes que nous venons d’énumérer chez l’homme et que l’observation, l’expérience et le bon sens déclarent inutiles, ne le sont pas aux yeux du naturaliste, car ils proclament la grande loi de l’unité de composition ; leur utilité est purement intellectuelle, ils ne sont pas des organes fonctionnant, mais leur existence est un enseignement fécond qui ne doit pas être perdu pour la philosophie.

Certaines parties ne s’atrophient ni ne disparaissent, mais elles s’unissent et se confondent avec d’autres ; c’est le résultat des soudures ou des coalescences organiques. Souvent la soudure est évidente : les doigts de la patte du canard ou de l’aile de la chauve-souris sont unis par une membrane, mais restent visibles ; ils ne le sont plus dans la rame d’un phoque, d’un dauphin ou d’une baleine, parce qu’une enveloppe commune les dérobe à notre vue, mais ils n’en existent pas moins. Sous la peau, on retrouve tous les os qui composent la main de l’homme et des autres mammifères. Dans les tortues, la peau s’endurcit et s’unit aux côtes, qui finissent par disparaître avec l’âge. Chez les cétacés et les poissons cartilagineux, l’organe auditif interne ou rocher est séparé du crâne ; dans tous les autres vertébrés il est soudé avec lui, et semble faire partie de l’os des tempes : réciproquement l’œil, qui se meut librement dans l’orbite de la plupart des animaux supérieurs, est soudé avec lui chez certains poissons. Cet œil immobile et fixe participe seulement aux déplacemens du corps tout entier.

Les soudures comme les avortemens sont des pièges tendus à la sagacité du zoologiste. Semblable au mécanicien qui dirige les changemens de décoration d’un théâtre, la nature semble vouloir nous dérober le secret de ses métamorphoses continuelles et nous cacher