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produite par cette transformation. Aujourd’hui tout le monde comprendra cela ; mais il n’y a pas longtemps encore que c’eût été qualifié d’utopie, et peut-être même d’utopie dangereuse chez un homme du métier. Aussi n’en ai-je encore parlé qu’à très peu de monde, et il me paraîtrait contraire plutôt qu’utile aux intérêts de la chose qu’on en parlât trop avant qu’elle ait pris un corps. Quand le public aura vu sur les chantiers ma frégate ou celle d’un collègue plus habile et plus heureux que moi, alors tout sera jugé admirable ; mais jusque-là veuillez ne pas ébruiter cette conversation.

Deux ans après, c’est-à-dire en 1858, la frégate cuirassée la Gloire était mise en chantier à Toulon, et M. Dupuy de Lôme avait l’honneur, bien rare assurément, d’avoir produit en dix ans deux navires qui auront été considérés chacun comme le point de départ d’une révolution dans la marine militaire. La construction de la Gloire et de ses frères et sœurs, le Solferino, le Magenta, la Couronne, l’Invincible, la Normandie, se poursuivit d’abord sans que personne, pas même l’amirauté anglaise, eût l’air d’y prendre garde. C’est en 1859 seulement, lorsque la Gloire allait être mise à l’eau, que l’on commence à s’en préoccuper sérieusement du côté des Anglais, et que sir John Pakington, premier lord de l’amirauté, fit décider la construction du Warrior, suivi bientôt après, par les ordres du nouveau ministère, du Black Prime, du Defence et du Résistance, de l’Hector, du Valiant. Les quatre premiers de ces bâtimens sont à flot, et le Warrior même est complètement armé. Toutefois on peut croire que l’ordre de construire le Warrior fut d’abord une concession faite à l’opinion plutôt que le résultat de la confiance de l’amirauté dans la valeur des bâtimens de cette espèce, car encore au mois d’avril 1861 sir John Pakington semblait en douter. Il est vrai que six semaines plus tard il tenait un tout autre langage.

J’essaie seulement de refaire l’histoire du passé, et je me récuse moi-même en tant qu’autorité capable d’estimer les conséquences à prévoir de l’apparition de ces nouveaux modèles, ou de traiter avec compétence les problèmes nombreux et compliqués qu’ils soulèvent. C’est aux hommes spéciaux qu’il convient d’en parler. J’indiquerai seulement les principales questions que les navires cuirassés ont suscitées ; mais, avant de le faire, je crois que le lecteur me saura peut-être gré de mettre sous ses yeux quelques renseignemens généraux sur chacune des deux frégates de la nouvelle espèce qui, les premières, ont été armées de l’un et de l’autre côté du détroit ; c’est entre elles que la controverse va se trouver engagée, et l’on sera sans doute satisfait de connaître quelques points de comparaison sur l’exactitude desquels on puisse compter. Voici les données principales de la frégate la Gloire :