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cuirassées dans le parlement et dans la presse anglaise, un de mes amis me contai l’anecdote suivante. Se trouvant de passage à Toulon en 1856, il était allé voir les batteries flottantes qui revenaient de la Mer-Noire, et après les avoir bien examinées, il en avait causé avec M. Dupuy de Lôme qui était alors sous-directeur des constructions natales à Toulon. La conversation porta naturellement sur ce que mon ami venait de voir, et comme il revenait toujours sur cette idée, que les batteries flottantes devaient nécessairement devenir le germe de quelque chose, fournir le sujet d’une idée nouvelle dans l’art des constructions navales, son interlocuteur, qui avait d’abord montré une grande réserve, finit par lui dire qu’il était tout à fait de son avis, qu’il pensait même que ce quelque chose allait peut-être se faire.

— Comment ?

— Eh bien ! un grand navire pouvant tenir la mer et naviguer comme les autres, jouissant d’une grande vitesse, et revêtu enfin d’une armature de fer qui le rendra, au moins dans la plupart des cas, invulnérable à l’artillerie. C’est une idée qui a dû fermenter dans. beaucoup de têtes, et qui m’occupe moi-même depuis des années déjà. Tenez (et il montrait un très gros manuscrit), voilà l’étude et le plan d’une frégate qui réunirait toutes les conditions, que je viens de vous dire, et ce n’est pas fait d’hier !

— Comment se fait-il alors que vous ne l’ayez pas proposé plus tôt ?

— Non-seulement je ne l’ai pas proposé, mais je n’en ai encore parlé à presque personne.

— Pourquoi ?

— Parce qu’on m’aurait peut-être ; pris pour un fou, et parce qu’à coup, sûr je n’aurais eu aucune chance de voir adopter ma proposition. Quand on a en tête des innovations aussi considérables, il faut attendre l’occasion convenable de les faire réussir, autrement on se brise, sans profit pour personne, contre l’étonnement des gens que l’on surprend et que rien n’a préparés à vous entendre. Maintenant c’est différent : les batteries flottantes ont réussi, le vaisseau à vapeur a réussi ; à eux deux ils feront l’affaire. Le Napoléon a déployé des qualités qui l’ont rendu cher à tous les marins ; mais on lui reproche encore d’avoir des murailles trop facilement pénétrables à l’artillerie. Les batteries flottantes au contraire viennent de prouver qu’on peut faire des cuirasses qui résistent au canon : eh bien ! ’ il faut donner une cuirasse de ce genre au Napoléon. Otez-lui sa batterie supérieure, réduisez sa mâture, et vous l’aurez allégé d’un poids de 8 ou 900 tonnes, qui représentent à peu près exactement le poids de la cuirasse à donner à la frégate que vous aurez