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pas un bas-relief ou un tableau, et qu’il s’agit de décorer une surface concave ou convexe en distribuant la couleur de façon à ne pas déranger la forme. Si l’on avait chez nous des idées plus justes sur l’art décoratif, on saurait que nulle part plus qu’en Orient on n’est doué du sentiment de l’équilibre des formes et des couleurs, de la division des espaces et de la proportion à garder entre le pied d’un vase, le corps et le col. Dans les vases grecs au contraire, bien rarement ces conditions sont respectées. Les Chinois préfèrent une branche de fleur, des papillons, des oiseaux, dans leur grâce naïve, à l’esquisse rapetissée d’un tableau d’histoire, mal à l’aise sur des surfaces inégales. S’ils font des figures, c’est dans la seule intention de plaire aux yeux par la couleur et la disposition des costumes.

Toutefois les ennemis de l’art chinois, forcés d’admirer, sans s’en rendre compte, l’ensemble brillant et harmonieux de ces œuvres, restent confondus en voyant la naïveté et le goût exquis de ces artistes, qu’on appelle des barbares, produire des effets plus puissans que les calculs des Grecs et des Romains. Pour comprendre et apprécier la beauté et le charme de types si différens du nôtre, ne faut-il pas avoir longtemps vécu au milieu des contrées qui les produisent, sous le ciel qui les colore ? Alors on est étonné de trouver un beau idéal où d’abord on ne voyait qu’une laide uniformité[1]. Qu’on ne s’imagine pas que les peuples du Céleste-Empire soient inférieurs aux autres nations par l’intelligence. Parce qu’on n’a aucune notion de leur génie, on les déclare déshérités, eux, les inventeurs de tous les secrets, les conservateurs de tous les moyens. On reproche à l’art chinois de n’avoir pour but que d’ajouter le luxe au bien-être ; mais c’est un peu partout l’affaire de l’art appliqué à l’industrie, et lorsque les Grecs exportaient leurs statues et leurs vases par milliers, comme on exporte des épices, n’agissaient-ils pas à la façon de l’industrie chinoise ? N’est-ce pas le luxe de Venise qui enfantait les Titien et les Véronèse ? Alors ces artistes travaillaient pour décorer des plafonds et des murs, s’occupaient des

  1. Je me souviens qu’en arrivant au Caire, où affluent toutes les races de l’Afrique et de l’Asie, je ne discernais aucune nuance, aucune différence d’aspect entre ces figures jaunes, noires, couleur de feu, bleuâtres, café au lait, entre ces têtes larges ou étroites, bombées ou aplaties, aux yeux fendus en amande, relevés, tendres comme ceux de la gazelle et du phoque, ou bien ronds et farouches comme les yeux d’un tigre en colère. Ce fut seulement après six mois de séjour que je commençai à discerner ces nuances : alors toutes les beautés de la forme et de la couleur de ces créatures de Dieu me révélèrent une harmonie plus fine et plus complète que celle de nos races. Il y a là des types nubiens et abyssiniens bien autrement purs que les plus purs parmi les Grecs. Qu’on se figure maintenant l’impression que les Chinois ont dû recevoir en voyant les soldats anglais et français dans ces costumes si étriqués, si incommodes, surtout pour les climats chauds. Ces barbares à cheveux rouges n’ont certainement pas dû leur apparaître comme les représentans de la beauté sur la terre.