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du travail obligatoire en redevance pécuniaire, et enfin sur le rachat définitif de ces terres et de cette redevance. Le gouvernement, cela est bien clair, a voulu tout sauvegarder, le droit des propriétaires en leur assurant provisoirement des redevances et une certaine somme de travail, le droit des paysans en leur garantissant la liberté et des terres dans un avenir plus ou moins lointain, le principe de propriété en stipulant le rachat, la liberté des transactions en ouvrant l’issue des conventions amiables entre seigneurs et paysans. Il a voulu faire sortir l’émancipation d’une série de combinaisons destinées à ménager le présent ; en faisant reposer une transformation forcée sur des arrangemens libres. Malheureusement il est de ces mesures qui, en éclatant dans la vie d’un peuple, font tout éclater autour d’elles et sur leur passage, et voici ce qui arrive aujourd’hui. Quelque juste que soit l’émancipation, si nécessaire qu’elle fût, les paysans russes, il faut le dire, sont peu préparés par le régime de dépravante oppression qu’ils ont subi si longtemps à entrer dans cette vie nouvelle. Ce qu’ils ont vu de plus clair dans la liberté, c’est la possibilité de ne rien faire. Ils ne veulent plus travailler pour les seigneurs ; les champs restent sans culture, et il est telle partie de la Russie où une diminution est déjà sensible dans la production agricole. Du côté d’Odessa, les propriétaires ne peuvent plus obtenir le transport de leurs récoltes.

Ce n’est pas tout : à cette diminution de travail vient se joindre de la part des paysans une défiance incurable, une résistance passive à l’exécution du règlement, je veux dire à la condition du rachat des corvées. Ils refusent d’entrer en arrangement avec les seigneurs et de conclure des contrats. Parmi ceux qui se prêtent à une transaction, il en est qui font insérer quelquefois dans leurs actes cette clause naïve : « valable jusqu’au changement de la loi. » Il y a environ cent dix mille propriétés auxquelles la loi est applicable, et jusqu’ici on ne compte pas plus de cinq ou six mille contrats. Les paysans ont toujours l’espérance à peine dissimulée que les terres leur seront laissées gratuitement, sans nulle redevance ni rachat ; ils sont intimement persuadés que l’empereur leur fera ce don à l’expiration de la période transitoire. Les propriétaires de leur côté se trouvent réduits à l’extrémité la plus cruelle. Sans parler de la dépossession partielle qui pèse sur eux, s’ils ne font rien pour obtenir un travail plus réel et plus efficace, ils voient tarir leurs ressources marchent à grands pas vers la ruine ; s’ils étaient tentés d’employer la contrainte et la rigueur envers les paysans, ils seraient exposés à rencontrer des résistances terribles, des explosions de haine populaire. Pour d’autres motifs, la période transitoire et toutes ces combinaisons de rachat gradué et facultatif ne leur sont pas moins antipathiques qu’aux paysans ; ils ne voient dans ces conditions