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beaucoup plus dangereux pour la vraie liberté que l’empereur Alexandre, comme l’exemplaire d’un tsarisme rajeuni allant chercher une force nouvelle de domination dans les classes populaires émancipées et protégées. Le grand-duc Constantin a d’ailleurs autour de lui un petit groupe d’amis attachés à sa personne et à ses idées, hommes d’intelligence et de capacité, désintéressés et pleins de zèle pour le bien de leur pays. Ils ont reçu le nom de constantinovtsi. On estime fort leurs qualités ; on leur reproche seulement d’avoir les défauts de toutes les coteries, d’être exclusifs, de se croire plus éclairés et plus sages que tout le monde, de se considérer comme élus par la Providence pour réformer la Russie, dont ils connaissent seuls les besoins et les intérêts, à ce qu’ils pensent : hommes d’esprit d’ailleurs, qui ont quelque chose de la rigidité théorique et impérieuse de leur chef.

Jusqu’à la fin de 1861, le grand-duc Constantin avait été tenu à l’écart des affaires. Son retour à Pétersbourg, bâté par l’empereur Alexandre, était un grave symptôme ; il coïncidait, je l’ai dit, avec une sorte de remaniement au moins partiel du ministère et des plus hautes fonctions du gouvernement. Quels étaient les hommes qui disparaissaient ainsi de la scène ? C’étaient d’abord les cinq héros de la répression contre les universités : le ministre de l’instruction publique, l’amiral Poutiatine, qui avait porté au pouvoir une bigoterie orthodoxe fort malheureuse ; le gouverneur de Pétersbourg, Ignatief, vrai type du général formé à l’école de l’empereur Nicolas ; le général Schouvalof, chef de la police secrète ; le grand-maître de la police, Patkul, dont je racontais, il y a six mois, les facétieuses ordonnances sur les cochers de fiacre ; le général Philipson, curateur de l’université de Saint-Pétersbourg. Le vieux général Souchozannett, à bout d’années et d’esprit, quittait aussi le ministère de la guerre. On profitait de son jubilé de cinquante ans de services pour le fêter et le congédier, et il était bientôt suivi dans sa retraite par le ministre des domaines, le général Muravief, un des plus implacables adversaires de toute idée nouvelle, un des hommes les plus fanatiques de réaction et d’absolutisme. Par une triste allusion à cet Apostol Muravief, exécuté à la suite de la tentative de révolution de 1825, le ministre des domaines répétait quelquefois, dit-on, cette lugubre plaisanterie : « Je ne suis pas de ces Muravief qu’on pend, mais de ceux qui pendent. » L’éloignement du général Muravief ressemblait à une victoire pour l’opinion. Ce souffle de disgrâce enfin atteignait le ministre des finances lui-même, M. Kniajievitch ; mais la politique n’avait rien à voir ici. M. Kniajievitch était tout simplement victime, dit-on, de son amour de la famille, de ses faiblesses pour deux de ses neveux, à qui il livrait un peu trop complaisamment le choix des receveurs de l’administration nouvelle de l’accise sur les