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classes entre elles, principe du gouvernement, tout est en question ; mais quelles sont les solutions qui se dégagent de cet ébranlement ? Les personnifications de la politique changent des hommes nouveaux ont paru sur la scène depuis quelques mois ; mais quelle est la signification de ces changemens, et quelle influence ont-ils dans la pratique des choses ? Les réformes se succèdent et se multiplient, on ne parle que de réformes : dans quelle mesure touchent-elles au vif de la situation, et jusqu’à quel point même sont-elles une vérité ? Pour la première fois, les assemblées de la noblesse, qui n’étaient rien jusqu’ici, qui s’ouvraient ou se fermaient sans trouver un écho, ont pris à l’improviste le caractère d’une sorte de session de l’opinion ; mais qu’est-il sorti de ces assemblées, et où conduisent-elles ? La plus grande de toutes les questions enfin, l’émancipation des paysans, qui est partout, qui touche à tout, cette question arrive au moment décisif : qu’a-t-on fait cependant pour éviter qu’elle ne reste une pompeuse chimère ou qu’elle ne devienne un élément de gigantesque perturbation ?

Une chose est certaine et visible à travers les incidens les plus récens, c’est que le malaise s’étend et s’aggrave par la durée même d’une transition indéfinie. La seule conviction dominante en Russie, le seul point sur lequel on ne dispute plus, c’est qu’il y a quelque chose à faire. Au-delà, tout est chaos et contradiction. Ce qui n’est pas moins certain et moins visible dans le travail de fermentation universelle auquel est livrée la société russe, c’est que le gouvernement lui-même, déjà trop ébranlé pour résister, n’est point assez convaincu pour prendre d’une main résolue et hardie la direction du mouvement. Placé entre la réaction, qui est loin d’être vaincue, qui se défend autour de lui avec la ténacité d’une organisation, d’une tradition séculaire, qui a toujours ses représentans au pouvoir, et l’opinion qui s’agite, dont les manifestations prennent toutes les formes, ostensibles ou clandestines, il hésite, marche à l’aventure, mêle les procédés de la vieille politique russe à des velléités réparatrices, passe en un instant de la réaction à un certain libéralisme ou du libéralisme à la réaction, s’arrête devant les conséquences de ses propres actes, et en définitive laisse s’accumuler cet amas de griefs, de mécontentemens et d’aspirations vagues, sur lequel repose aujourd’hui ce qu’on est convenu d’appeler la tranquillité intérieure de la Russie. Qu’en arrivera-t-il ? Je voudrais reprendre et résumer cette histoire.

Il y eut pour la Russie un moment grave dans l’automne de 1861. Tandis que l’empereur Alexandre II, prince honnête, mais d’une nature un peu passive, voyageait tranquillement dans les provinces méridionales de l’empire, en Crimée, une dangereuse pensée naissait à Pétersbourg dans certaines sphères du monde officiel. Les généraux