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l’esprit de réparation et de réforme. Ce jour-là en effet, au lendemain et à la faveur d’une circonstance exceptionnelle, telle que la libérale guerre d’Orient, s’ouvre pour la Russie une situation où, de ce sol foulé et battu par la compression, sort pour ainsi dire une société inattendue, d’autant plus ardente à se produire que toutes les issues lui ont été fermées jusque-là. Alors, à travers les indécisions d’un règne nouveau, se dessine un mouvement extraordinaire, plein d’obscurité, mais vivace, énergique, complexe, s’étendant à toutes les classes et à toutes les sphères d’intérêts. La question n’est plus de savoir si ce mouvement est de ceux qui s’appellent une révolution. La révolution, elle existe en substance : elle est bien moins dans l’agitation extérieure des esprits et dans le jeu de partis artificiels que dans le fond des choses ; elle se révèle bien moins comme une préméditation ou une conspiration que comme une nécessité résultant de la nature des problèmes qui se sont élevés depuis quelques années, depuis l’avènement de l’empereur Alexandre II. La question n’est plus aujourd’hui que de suivre ce mouvement, quelque nom que les événemens lui donnent, de le scruter dans ses élémens intimes, de savoir de quel pas la Russie marche dans cette voie, de quelles difficultés elle est assaillie, quels mirages se mêlent à la réalité et la déguisent parfois, ce que deviennent enfin dans cette mêlée l’action du gouvernement, le travail indépendant de l’opinion et tous ces problèmes organiques d’une société jetée en un instant d’une immobilité muette et morne dans une crise presque imprévue de transformation. C’est l’histoire actuelle et saisissante de l’empire russe, à laquelle chaque jour ajoute un chapitre de plus en éclairant hommes et choses d’une lumière nouvelle.

Tout marche donc ou s’agite en Russie. Ce serait pourtant une étrange erreur de croire que tout se meut sous une impulsion réfléchie et suit un plan coordonné, qu’il y a dans les esprits une idée claire et précise de la nature, des conditions, des périls d’une situation si nouvelle et si extraordinaire. Un des traits caractéristiques au contraire de cette crise où l’empire russe est engagé, et que j’essayais de décrire il y a quelques mois dans sa première explosion, dans ses progrès après six ans de règne, c’est la confusion même et l’incohérence. Cette société russe, appelée soudainement à se réformer, en est encore à se déchiffrer elle-même, à se sonder et à tenter. Dans ce grand vide laissé par l’empereur Nicolas, dont la redoutable personnalité éclipsait tout, elle cherche ce qu’elle mettra, comment elle se reconstituera. Finances, justice, système d’administration, organisation de la propriété, rapports des