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ne manquait pas d’une sorte de grandeur, firent connaître qu’ils ne, pouvaient lutter avec des gens qui marchaient à l’assaut comme des fous, qu’en conséquence, ils n’offriraient plus la bataille dans de grands camps retranchés. Ennemis élastiques, invisibles, ils utiliseraient le génie de leur nation et s’établiraient en rideau mobile devant notre horizon, sans que jamais nous pussions les joindre. Cette direction nouvelle venait plutôt de Hué que des mandarins qui avaient senti la force de nos coups. En même temps qu’elle nous était pour ainsi dire notifiée, les chefs de Bien-hoa et de Vinh-long offraient de rendre leurs places ; ils demandaient seulement qu’on les prévînt quelques jours à l’avance, afin qu’ils pussent faire leurs préparatifs d’évacuation.

L’importance de la position de Bien-hoa, située à une petite distance de Saigon, et d’où partaient des prédications incessantes contre nos essais d’administration plutôt que des attaques militaires, n’a jamais été méconnue ; mais on estima que cette importance serait presque nulle, et que Bien-Hoa n’était qu’un mot, si on ne prenait la province. Or, pour ajouter une province à notre conquête, la garder, c’est-à-dire l’administrer et la comprimer, il fallait un millier d’hommes de plus. On ne les avait pas, et, à défaut de la ligne montagneuse, on prit un fleuve, le Don-nai, pour frontière.

On dit communément en termes militaires qu’il y a trois sortes de frontières, et par ordre de force : les déserts, les montagnes et les fleuves. On fleuve ne forme pas sans doute la barrière la plus sûre. Elle a pourtant sa valeur. Le tout est de s’y tenir. Les marches de colonnes mobiles, les escarmouches, peuvent satisfaire la personnalité et la turbulence de quelques petits subalternes ; mais elles aguerrissent l’ennemi et lui donnent prétexte à des rapports où nous sommes toujours représentés comme ayant battu en retraite. Elles présentent encore un danger plus grave. Les villages, sous l’empire de la crainte, se soumettent et se compromettent. Les Annanites reviennent sur ces routes qu’on a crues libres et sûres parce qu’elles ont été parcourues, et punissent de mort sans pitié ceux qui nous ont donné des gages. Le nom français, capable de troubler, inhabile à protéger, ne provoquerait plus bientôt que des sentimens d’exécration. Les escarmouches furent donc interdites, et chacun dut connaître que la pensée du chef était de ne prendre que ce que l’on pourrait garantir et protéger. Des esprits trop impatiens se sont étonnés que la nouvelle conquête de la France ne se fût pas plus rapidement étendue ; Sans examiner si de telles impatiences sont bien légitimes, il suffit de dire — et l’exemple des don-dien le prouve — que la race annamite ne sera gouvernée qu’autant qu’elle sera comprimée. La Basse-Cochinchine, avec ses six provinces, ses limites géographiques si précises, surtout au nord, forme assurément un beau royaume. On le prendra quand on voudra, et on le gardera, si on dispose de forces suffisantes. L’œuvre militaire peut être regardée comme accomplie, elle a été scellée dans le sang le 25 février 1861, et les Annamites ont reçu à Ki-oa un coup dont ils ne pourront se relever.

Léopold Pallu.
V. de Mars.