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REVUE. — CHRONIQUE.

sur un grand nombre de villages. Il possédait sur les colonies militaires des renseignemens précieux. Un père des missions étrangères qui enseignait la langue annamite à tous les Français qui voulaient l’apprendre, et dont la patience était inépuisable, voulut bien m’accompagner et me servir d’interprète. C’était par une matinée de la saison des pluies. L’officier qui commandait le poste du 101e de ligne, chargé de la garde des prisonniers, nous conduisit vers un petit réduit d’un aspect cellulaire, et nous dit : « Voici le colonel Ké. » Ce colonel, si différent de ce que ce titre rappelle, était accroupi sur une natte double et tristement sale. Il étalait sur une feuille de bétel de la chaux teinté en rose, qu’il prenait avec une spatule dans un petit pot de faïence grossière. Il continua machinalement son opération, tout en nous montrant un escabeau de bois, le seul qu’il y eût dans son réduit. L’un de nous s’assit sur le bord du lit.

Ké avait la tête grosse, le front vaste, mais mal dessiné par ses cheveux, qui étaient réunis en un chignon et parsemés de quelques fils blancs. Ses traits étaient réguliers, ses yeux imperceptiblement bridés, son teint pâle et froid, comme s’il fût sorti d’un suaire. L’expression de sa physionomie était presque féminine, contrariée cependant par sa moustache, qui retombait tout droit des deux côtés des lèvres. Il y avait une sorte d’ondulation féline dans les mouvemens du buste et une inquiétude animale dans l’égarement de ses yeux. Sa taille devait être svelte et haute. Il portait au doigt annulaire une bague en jade vert. Son vêtement, composé de la blouse annamite, était sordide. Dans ce moment, il avait l’air humble et malheureux. Il nous supplia de nous employer pour lui faire rendre la liberté. « Je ne suis point mal traité, on a des égards pour moi (et il montrait deux robes neuves qui lui avaient été envoyées de la part du directeur des affaires indigènes) ; mais que sont tous ces biens pour celui qui n’est pas libre ? » Le prêtre secoua la tête, comme pour lui faire comprendre qu’il ne devait rien espérer pour l’heure présente. Quand il sût ce qui nous amenait, ses traits s’animèrent à ce nom de don-dien, mais ils reprirent aussitôt leur expression languissante, et le colonel Ké commença, sur le ton de la psalmodie annamite ; à rassembler ses souvenirs sur la troupe qu’il avait commandée. Ces souvenirs ont été résumés et complétés par des observations personnelles et par les notes d’un Annamite très versé dans l’administration de la cour de Hué.

Les don-dien sont des colons militaires qui défrichent les terres incultes de la Cochinchine et les amendent, ils sont pris parmi les gens pauvres et les gens errans non inscrits sur les catalogues du roi, et sont groupés d’après certaines règles. Ils vivent en famille, restent don-dien toute leur vie, et ne possèdent jamais la terre. Le roi les secourt tant que durent leurs travaux de défrichement. Quand la guerre éclate, les don-dien marchent avec l’armée. Ils sont alors presque tous armés de piques. L’institution de ces colonies ne remonte guère à plus de sept ans. En 1854, le nguyên[1] tri-phuong s’adressa aux hommes importans par leur fortune et leurs services. Il recueillit les malheureux qui se trouvaient en grand nombre dans le pays, et présenta son projet d’organisation des don-dien à la sanction

  1. Haut commissaire visiteur.