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peuples asiatiques. Elle sait mettre à profit les enseignemens qu’on lui donne. Ce système de fortification où les embrasures sont différentes des nôtres, où le bambou épineux est employé en défenses accessoires si ingénieuses, ce système qui représente une sorte d’intermédiaire entre la fortification passagère et la fortification permanente, est digne d’attention et d’étude. La vue des réduits de Ki-oa, où les soldats annamites ont vécu pendant deux ans, dénote le mépris du bien-être. On se tromperait étrangement toutefois, si l’on pouvait supposer que le courage des Annamites ressemble à celui des Français, où il entre tant d’amour-propre, et qui, divinisant une abstraction, la gloire, proscrit la fuite comme un déshonneur, les Cochinchinois tiennent s’ils croient pouvoir tenir, et s’ils nous ont attendus à Ki-oa, c’est qu’ils étaient persuadés que nous n’y entrerions pas ; mais se faire tuer sans utilité leur paraît une folie insigne. Ils disparaissent à l’occasion comme une volée d’oiseaux timides, s’avancent d’autres fois en plaine avec des lances contre des carabines à tige ou se font tuer héroïquement derrière un mur. Rien n’est plus variable que leur courage, et leur point d’honneur n’est pas le nôtre. Ils ont du ressort, une grande élasticité. Quand on les a terrassés, si on se laisse gagner par leurs démonstrations de crainte ou de dévouement, on est trompé. Les tronçons se rejoignent, et on retrouve des ennemis vivans, sauvages, alertes, quand on les croyait anéantis.

L’insurrection du 15 décembre 1861 a montré qu’il faut compter avec un sentiment qui les porte à défendre leur sol. Il n’y a peut-être pas dans l’histoire d’exemple d’une conspiration conduite avec tant de mystère, et où tout le monde ait si bien joué la comédie. L’ancien commandant en chef des forces françaises semblait en avoir le pressentiment ; il estimait que longtemps encore les Annamites ne seraient gouvernés qu’autant qu’ils seraient comprimés. Leur âme n’est point d’ailleurs incapable de cette ardeur généreuse qui pousse au sacrifice de la vie, à la rencontre du danger. Ils ont là-dessus une superstition effrayante. Quand un chef renommé par son intrépidité succombe, ils lui arrachent le cœur et le dévorent encore palpitant. C’est ce qu’ils appellent manger le gan. Ils sont persuadés que le cœur d’un homme de courage est énorme, et qu’il est doué de propriétés merveilleuses.

Tels sont les premiers traits du caractère des peuples de la Basse-Cochinchine. Il ne serait pourtant pas impossible qu’il se rencontrât des Annamites très différens de ceux qu’on a essayé d’esquisser ici ; l’homme est ondoyant et divers. Même dans l’Annam, où le pouvoir est si puissamment concentré, où l’âme du roi de Hué semble penser et juger pour tous ses sujets, où l’activité humaine est un crime, où les hommes passent comme des ombres muettes, impersonnelles, formant une partie d’un tout bien ordonné, même dans l’Annam ce vêtement de force éclate sous une force plus expansive, et le peuple redit les noms de certains hommes qui occupent son imagination. C’était surtout parmi, les chefs des colons militaires appelés don-dien qu’il se rencontrait de ces natures énergiques et turbulentes. L’un de ces chefs était, il y a quelques mois, prisonnier de guerre et détenu au fort du Sud, à 3 kilomètres environ de Saigon, sur les bords du Don-Naï. On parlait de sa bravoure, de son habileté, de son influence