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lui échapper et n’a plus eu la force de conduire ses rêves. Elle s’est affaissée sur elle-même, et maintenant elle dort d’un sommeil lourd et profond. De temps à autre, elle se retourne avec effort, fait un mouvement, et laisse échapper quelques rêveries incohérentes pareilles aux paroles entrecoupées du sommeil. Celle-là est en proie au repentir, à un repentir qui n’a rien de divin, je vous assure, et qui ne lui ouvrira pas les portes du ciel. Elle se repent des voluptés qu’elle a laissées fuir, des tentations qu’elle a repoussées, des désirs qu’elle a comprimés. Elle regrette ces dangers auxquels elle a échappé et pense avec amertume qu’ils ne reviendront sans doute jamais plus. La voilà triste comme un ange de lumière qui, après la déroute finale de Lucifer, aurait regretté de ne pas s’être joint à la grande révolte. Cette autre palpite comme une lumière près de s’éteindre ; sa flamme grandit par momens et s’élance en jets rapides et éclatans, puis elle baisse soudain et rampe en s’étendant comme pour chercher l’aliment qui lui manque ! Ces palpitations sont les angoisses du dernier combat que cette âme se livre à elle-même. La musique l’a privée de ses dernières énergies ; vienne maintenant la tentation, elle la trouvera sans résistance. À cette autre encore qui paraît en proie à un étonnement mêlé d’inquiétude, les esprits du son viennent de jeter, comme les sorcières à Macbeth, des paroles fatidiques, et elle sent germer en elle des désirs qui lui étaient inconnus. Je vous fais grâce de toutes les imaginations bizarres, saugrenues ou meurtrières, qui traversent, comme des éclairs précurseurs de la folie, toutes ces têtes livrées par la musique au démon du rêve. Vous demandiez combien d’hommes doivent sortir d’une salle de concert enflammés de pensées généreuses qu’ils n’auraient jamais connues, combien avaient été conquis au bien moral par la puissance de l’harmonie… Je retourne votre question et je vous demande à mon tour : Savez-vous le nombre de ceux qui étaient entrés avec une âme pure et qui sont sortis préparés et mûrs pour le péché ! Plus d’un qui était heureux s’en est retourné le cœur gros d’angoisses : ceux qui avaient besoin d’oublier se sont souvenus et ont senti se rouvrir leurs blessures ; ceux qui avaient besoin de se souvenir au contraire ont bu l’eau du Léthé et se sont endormis dans un coupable oubli.

Certains philosophes ont déclamé plus ou moins éloquemment contre l’influence corruptrice des arts. Je ne saurais approuver leurs déclamations, mais je les déclare vraies et fondées en ce qui concerne la musique. La musique est le seul des beaux-arts qui soit vraiment corrupteur, et le seul aussi qui soit corrupteur impunément. Aucun autre ne possède cet équivoque privilège que possède la musique de pouvoir faire naître en même temps des pensées nobles