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amène à une conclusion toute différente. Au commencement de 1846, le père Huc, arrêté au Thibet, entrait comme prisonnier sur le territoire chinois, qu’il avait quitté depuis plusieurs années. Avant d’arriver à Tching-tou-fou, capitale de la province du Sse-tchouen, il se reposait dans un monastère de bonzes voisin de la ville ; il entendit prononcer le nom de M. de Lagrené, et voici dans quelles circonstances : « Nous rentrâmes au salon de la bonzerie, dit-il ; nous y trouvâmes plusieurs visiteurs, parmi lesquels un jeune homme aux manières alertes et dégagées, et doué d’une prodigieuse volubilité de langage. À peine eut-il prononcé quelques paroles que nous comprîmes qu’il était chrétien. » Tu es sans doute, lui dîmes-nous, de la religion du Seigneur du ciel ? » Pour toute réponse, il se jeta fièrement à genoux, fit un grand signe de croix et nous demanda notre bénédiction. Un pareil acte en présence des bonzes et d’une foule de curieux témoignait d’une foi vive et d’un grand courage ; ce jeune homme en effet avait une âme fortement trempée. Il se mit à nous parler, sans se gêner le moins du monde, des nombreux chrétiens de la capitale, des quartiers de la ville où il y en avait le plus, et du bonheur qu’ils auraient à nous voir ; puis il attaqua à brûle-pourpoint le paganisme et les païens, fit l’apologie du christianisme, de sa doctrine et de ses pratiques, interpella les bonzes, railla les idoles et les superstitions, et apprécia enfin la valeur théologique des livres de Confucius, de Lao-tze et de Bouddha. C’était un flux de paroles qui ne tarissait pas. Les bonzes étaient déconcertés de ses attaques à bout portant, les curieux riaient de plaisir, et nous, au milieu de cette scène imprévue, nous ne pouvions nous empêcher d’être tout glorieux de voir un chrétien chinois afficher et défendre en public ses croyances. C’était une rareté. Pendant le long monologue de notre chrétien, il fut question à plusieurs reprises comme d’une ambassade française arrivée à Canton, et d’un certain grand personnage nommé La-konie[1], qui avait arrangé, les affaires de la religion chrétienne en Chine de concert avec le commissaire impérial Ki-yng. Les chrétiens ne devaient plus être persécutés ; l’empereur approuvait leur doctrine et les prenait sous sa protection, etc. Nous ne comprîmes pas grand’chose à tout cela : toutes ces idées, qui nous étaient jetées éparses et par fragmens, nous cherchions bien à les rajuster dans notre esprit ; mais, comme nous n’avions eu auparavant aucune donnée, il nous était impossible de nous débrouiller au milieu de toutes ces énigmes. »

On est étonné que le père Hue n’ait pas été frappé du changement

  1. Nom chinois de M. de Lagrené.