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de visiter en détail tous les bâtimens de son escadre. Je consacrai naturellement beaucoup de temps au vaisseau amiral le Prince-Regent, qui passait pour un modèle. C’était, comme notre Iéna ; un ancien vaisseau à trois ponts qui avait été rasé et ramené comme lui à 90 canons ; mais ce n’était pas le seul rapport qu’ils eussent ensemble : pour les détails de la tenue, de l’armement et des dispositions intérieures, le Prince-Régent rappelait d’une manière frappante tout ce que j’avais vu quinze ans auparavant sur l’Iéna de l’amiral Lalande, et à coup sûr il ne rappelait en rien la Princess Charlotte, le vaisseau de l’amiral Stopford, qui commandait en même temps que l’amiral Lalande dans les mers du Levant. Pour les yeux les moins exercés, la tradition était rompue dans la marine anglaise, et l’imitation de l’étranger était flagrante. Notre amour-propre pouvait être très flatté, mais encore une fois il n’y avait rien dans ce succès qui dût inspirer aux Anglais des sentimens de sympathie bien vifs pour notre marine. C’était le contraire qui devait arriver, surtout quand les Anglais comparaient avec tout ce qu’ils nous avaient pris ce qu’ils avaient produit eux-mêmes de nouveau depuis la paix. Je me trompe peut-être, et il est possible que je pèche par ignorance involontaire ; mais j’ai beau fouiller dans ma mémoire, dans mes notes ou dans les livres, je n’y puis voir, depuis la paix de 1815 jusqu’à cette époque, que trois inventions anglaises qui fussent passées dans la pratique : le système de M. Cuningham pour prendre des ris dans les huniers sans être obligé de faire monter les hommes dans la mâture, l’appareil de M. Clifford pour amener et hisser les embarcations par tous les temps, enfin le boulet percutant de l’amiral Moorsom, qui paraît d’ailleurs n’avoir pas joui d’un grand crédit en Angleterre même, et qui passait en France pour une copie plus ou moins heureuse des boulets du même genre inventés par M. Billette. Aujourd’hui l’artillerie rayée l’a mis hors d’usage ; mais je ne sais pourquoi, à notre tour, nous n’avons pas importé chez nous les inventions de MM. Cuningham et Clifford. La persistance avec laquelle on les applique chez nos voisins, car elles viennent d’être encore appliquées à bord de la frégate cuirassée le Warrior et de ses frères, doit inspirer la croyance que ce sont des inventions utiles.

Tel fut le brillant mouvement dont l’amiral Lalande a eu plus que personne le droit de revendiquer la gloire. Il en eut le sens et l’intelligence ; il sut saisir l’opportunité qui s’offrait pour le tenter, il eut la finesse et la force de caractère qu’il fallait pour le faire réussir en entraînant les autres, tous ceux du moins qui avaient du talent, du cœur ou de la bonne volonté, et heureusement le nombre de ceux-là était grand. Il y avait peut-être alors dans la flotte des