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et dont les intérêts rivaux se poursuivent et s’entremêlent jusqu’au bout du monde. Ce sont des faits et des raisonnemens qui ne peuvent pas prévaloir contre les sentimens instinctifs des Anglais. Ils se persuadent qu’un gouvernèrent qui est le maître absolu de ses actes, qui peut prendre constitutionnellement les résolutions les plus considérables dans le plus profond secret, doit être pour eux un sujet d’inquiétude. Vous leur direz que ce gouvernement est bien obligé, comme tous les autres, de compter avec l’opinion publique : ils vous répondront que c’est probablement vrai, mais que ce compte peut très bien ne se régler qu’après les faits accomplis, et que partant il ne leur donne pas de gages suffisans de sécurité. Ils croient qu’on nous mène à la baguette et sans nous laisser aucune participation à nos affaires ; ils regardent la centralisation, dont tant d’esprits chez nous sont encore amoureux, comme une machine inventée pour mettre tous les Français sous les armes au premier coup de tambour, à la disposition du génie audacieux ou peu scrupuleux qui voudrait les lancer dans toutes les aventures. Le temps ne fait qu’aggraver cette disposition d’esprit. Il y a quinze ans, lorsque l’unité militaire dans la marine était encore le vaisseau de ligne à voiles, et lorsque l’on fixait l’effectif de notre flotte à cinquante-cinq vaisseaux, dont quarante à flot et quinze sur les chantiers, lorsque de plus on votait en bloc un crédit extraordinaire de 90 millions de francs pour compléter cet effectif à bref délai, les Anglais nous ont beaucoup moins cherché querelle en cette occasion qu’ils ne l’ont fait dernièrement après les expériences et le succès bien constaté de la seule frégate la Gloire. À cela nous ne pouvons rien, et nous ne voyons de remède chez nous que dans le développement de nos libertés publiques. C’est peut-être la garantie la plus efficace du maintien des bons rapports entre les deux pays. Les traités de commerce peuvent y contribuer et y contribueront sans doute pour une bonne part ; mais ils ne touchent pas directement les cœurs, ils ne vont.les trouver que par le long circuit des intérêts matériels ; ils ne satisfont pas les âmes, ils n’inspirent pas la sécurité morale autant que pourraient le faire quelques pas nouveaux dans la voie qui a été ouverte par les promesses du 24 novembre 1860 et les projets du 14 novembre 1861.

Cependant, si l’on peut faire beaucoup dans cette direction, il ne faut pas se flatter que l’on arriverait, en la suivant, à des résultats complets. Aussi longtemps que la distribution de la puissance sur les océans n’aura pas été modifiée, nous ne devons pas croire que nous pourrons désarmer la jalousie de l’Angleterre. S’il existait dans le monde plusieurs armées navales d’une force égale à la nôtre, nous ne vérifions sans doute pas éclater contre nous ces déclamations qui