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par forme de compensation la suprématie sur le continent. D’abord c’est nous promettre ce qu’on n’a ni le droit ni la puissance de nous donner, et ensuite il ne faut pas que notre amour-propre se laisse tromper par la concession qu’on lui fait en théorie, lorsque l’on paraît s’engager avec nous à ne pas trouver mauvais que nous soyons par terre la puissance la plus considérable du continent européen. Telle n’est pas nôtre position et telle elle ne peut être. Les bases de notre établissement militaire sont calculées pour pouvoir appeler sous les drapeaux une armée de 600,000 hommes, tout compris, même la gendarmerie et les vétérans. En cas de danger public, nous ferions plus sans doute ; mais nos cadres réguliers ne comportent pas plus, et chacun sait qu’en temps ordinaire l’effectif descend bien au-dessous de ce chiffre. Par contre, les bases constitutives de la confédération germanique sont aujourd’hui fixées de telle façon qu’elle puisse mettre sous les armes 676,769 hommes, sans compter ce qu’elle pourrait faire dans des circonstances extraordinaires. De même l’Autriche, à la considérer seulement comme puissance isolée, se vantait en 1859 d’avoir 700,000 hommes présens au drapeau ; de même encore l’armée prussienne, bien que recrutée dans une population qui n’est pas la moitié de la nôtre, est, sur le pied de guerre régulier, presque aussi nombreuse que l’armée française ; de même enfin la Russie a toujours affiché la prétention de pouvoir mettre sous les armes plus d’un million de soldats.

Si donc nous baissions pavillon devant les récriminations qui se font entendre de l’autre côté de la Manche contre ce qu’on y appelle l’exagération de nos armemens, et si nous acceptions le contrat que l’on paraît offrir à notre signature, nous devrions nous croire par voie d’induction logique, et de par l’Angleterre, autorisés à sommer toutes les puissances continentales de ne pas entretenir un effectif qui, pour elles toutes réunies, atteignît le chiffre de 600,000 hommes. Il n’est probablement pas besoin de dire comment les Russes et les Allemands accueilleraient de pareilles exigences, ni d’ajouter que, malgré l’esprit du contrat, l’Angleterre se montrerait sans doute très peu ardente à les soutenir. Ne serait-il pas bien plus simple de suivre notre exemple à nous, qui ne songeons pas à réclamer contre l’égalité, ni même contre la supériorité numérique que plusieurs puissances croient devoir maintenir entre leurs armées et la nôtre ? Ne serait-il pas surtout plus juste de faire cesser les récriminations amères que l’on voit élever par un budget de 300 à 320 millions de francs et une armée navale de 75 à 80,000 hommes contre une armée navale de 30 à 35,000 hommes ?

D’ailleurs il ne faut pas non plus se laisser abuser par la modestie qu’affecte l’Angleterre lorsqu’il est question de son armée.