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qu’en pleine paix ils savent tirer des contribuables pour la plus grande satisfaction de l’esprit de corps. Excepté eux, je ne vois personne qui ne soit en droit de se plaindre, d’abord le public anglais, qu’on aigrit et qu’on inquiète à plaisir pour en obtenir de l’argent, puis le public français, qui ressent avec un juste mécontentement les insinuations malveillantes qu’il est nécessaire de propager pour soutenir le système, enfin le public étranger, que l’on trompe ou que l’on jette dans des transes continuelles.

Il y a d’ailleurs au fond de tout ceci un piège qui nous est tendu, sans intention peut-être, mais dans lequel cependant il serait aussi très dangereux de tomber. En entendant les Anglais se lamenter sans cesse sur l’insuffisance de leur armée navale, causée par les développemens que la nôtre est censée prendre, quelques personnes sont exposées à se faire de très décevantes illusions. Elles se disent volontiers qu’on tremble devant le marin français, devant les frégates cuirassées de M. Dupuy de Lôme, les canons rayés du colonel Treuille de Beaulieu ! C’est une sorte de courage et de confiance en soi ou dans les autres qu’il ne saurait être raisonnable de stimuler parmi nos compatriotes. Ce n’est pas non plus quand nous avons par devers nous des preuves si positives et si flatteuses de ce que nous pouvons faire qu’il est besoin de nous égarer en courant après des chimères et en cherchant à rabaisser l’étranger. L’histoire à la main, nous sommes en position de mettre notre amour-propre à couvert, peut-être même n’avons-nous à craindre que de l’exalter un peu trop.

Voilà les points que j’ai voulu mettre tout de suite en lumière, et qui m’ont conduit à tenter cet aperçu de l’histoire comparative des deux marines depuis la paix de 1815. C’est un sujet que j’étudie depuis vingt-cinq ans avec un intérêt qui ne s’est jamais démenti, qui s’est ravivé ou éclairé dans de longues navigations, et qui sans doute m’autorise à parler, quand même je ne serais pas assez heureux pour faire partager toutes mes convictions. Au moins ces convictions ne se sont pas formées à la légère, ni pour les besoins de la discussion d’un jour.


I. — DES RECRIMINATIONS DES ANGLAIS CONTRE LA MARINE FRANCAISE.

L’Angleterre ne veut qu’un bien très médiocre à notre marine. C’est un sentiment qui est trop dans l’ordre naturel des choses humaines pour que nous puissions en être surpris ; mais, parce que l’infirmité particulière à notre nature nous explique l’existence de ce sentiment, ce n’est pas une raison pour que nous en acceptions