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sans révolutions, au lieu de révolutions sans réformes. On eût vu peut-être les souverains mourir sur leur trône ; le pays, fortement uni et jouissant de grandes libertés municipales et provinciales, aurait pu se montrer satisfait de son gouvernement et de son administration.

Mais une semblable forme politique et sociale, ou quelque autre forme analogue, étant regardée comme possible dans notre pays, une question reste à poser : — est-ce un tel ordre de choses que voulait la France en 89 ? Nous croyons que non. La France alors savait parfaitement bien ce qu’elle ne voulait pas, mais savait moins bien ce qu’elle voulait. Peut-on affirmer qu’il en soit autrement aujourd’hui ?

Quelle que puisse être la réponse à ces questions, on ne saurait se résigner à croire qu’il n’y a dans le monde qu’une seule et unique combinaison sociale qui permette à une nation de concourir librement et directement au gouvernement de ses affaires intérieures et extérieures. Si le privilège de se faire représenter réellement par des députés, de discuter et de voter l’impôt, si le droit de témoigner sa confiance dans le pouvoir ou de signaler efficacement la répulsion du pays pour quelque mesure de l’administration étaient réservés aux seuls peuples qui auraient une organisation identique à celle de l’Angleterre, si l’égalité et la liberté, qu’on croyait sœurs, n’étaient pas faites pour marcher ensemble à la tête des nations modernes, il y aurait de quoi être saisi d’une profonde tristesse.

Assurément c’est une idée chimérique de vouloir faire de la France une copie servile de l’Angleterre ; mais il n’en faut pas moins chercher, sans se décourager jamais, sous quelle forme peut s’établir chez nous une liberté sage et durable. Les Anglais ont été quatre cents ans à trouver la forme définitive de leurs institutions actuelles. Nous sommes plus avancés que ne l’étaient les promoteurs de la grande charte du roi Jean, et chez nous, il faut l’espérer, on n’aura pas besoin pour réussir d’un laps de temps aussi considérable. À force de défaites, nous devons apprendre à triompher. L’examen du livre de lord Brougham montre une fois de plus que l’œuvre est difficile : on le sait de reste ; mais qui osera dire qu’elle est impossible ? Dans tous les cas, elle ne saurait être abandonnée, car, indépendamment des convictions raisonnées, il y a comme une sorte de point d’honneur libéral et parlementaire qui survit toujours, malgré les malheurs et les nécessités des temps, dans bien des cœurs honnêtes et dévoués à notre pays.


DUC D’AYEN.