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pairs. La petite propriété, mieux agglomérée, n’aurait pas à souffrir de la plaie que produit la subdivision parcellaire, et, changeant moins souvent de main, se serait groupée comme une libre clientèle autour de ses patrons naturels. Tout comme en Angleterre, de grandes fortunes territoriales ou commerciales se détruiraient par l’incurie ou l’extinction d’un certain nombre de familles ; d’autres se formeraient. De riches industriels ou commerçans de Rouen, de Mulhouse, du Havre, de Marseille, etc., ou bien des colons enrichis revenus des Indes, du Canada ou de l’Algérie, achèteraient les anciennes terres sans les diviser, ou en formeraient de nouvelles dans les contrées arriérées et stériles qui seraient rendues à la culture par d’intelligens et nombreux capitaux. Dans les comices agricoles, dans les conseils-généraux, dans les chambres, les fortunes, ainsi que les illustrations anciennes ou nouvelles, siégeraient confondues, comme chez les Anglais ; la gloire et les travaux personnels des individus trouveraient d’amples récompenses, mais les services des aïeux ne seraient pas oubliés. Bien que le talent ne soit certes point un don héréditaire, les familles anciennes seraient dans le pays un élément précieux d’ordre et de gouvernement. La naissance et la richesse, il est vrai, ne suffisent pas pour bien gouverner ; mais le contraire ne suffit pas non plus.

Si nous avions réussi en 89, l’égalité se serait faite, non pas en abaissant tout ce qui était élevé, mais en relevant tout mérite véritable. Peut-être on eût appelé gentilhomme, comme on appelle en anglais gentleman, tout homme ayant reçu une éducation libérale et vivant honorablement de son intelligence ou de sa fortune. Sans rien effacer du passé, on eût, pour satisfaire les justes prétentions, trouvé de ces titres nobiliaires qui encore aujourd’hui plaisent tant à notre démocratie. Les héritiers des grandes positions sociales, appuyées sur de solides propriétés, auraient favorisé tous les progrès, et auraient pu prétendre à représenter réellement les intérêts du pays avec une complète indépendance et avec les lumières que donnent, en fait de conduite politique, les traditions de famille. Les diverses assemblées politiques du pays, par l’indépendance de situation d’une partie de leurs membres, eussent été un rempart contre les entraînemens démagogiques et contre l’omnipotence de l’état ; on aurait eu peu à redouter les excès de la centralisation et de la puissance bureaucratique. Dédaigneuse des faveurs du budget qu’elle vote, la représentation nationale aurait été gratuite. Les majorités se seraient déplacées et les ministères se seraient succédé sans trouble, après des combats animés et loyaux de tribune et d’élections qu’auraient livrés une gauche modérée et une droite éclairée. Bien que la presse eût été libre, on eût pu voir s’opérer des réformes efficaces