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prix de l’égalité et par amour de ses libres institutions, ne veut confier son gouvernement et la défense de ses droits qu’à ceux qui possèdent héréditairement la richesse et le pouvoir, ou à ceux qui savent s’y élever à force de talent, car, bien que la porte soit étroite, l’aristocratie est ouverte à tous, et c’est là son salut.

Cette organisation politique, à peu près unique dans l’histoire, du gouvernement d’un grand peuple par la richesse a porté l’Angleterre à un haut degré de puissance et de prospérité continues, et aujourd’hui encore la population ne cesse de s’accroître dans ce pays malgré l’émigration, pendant que chez nous, où tout paraît combiné pour le bien-être et le développement des classes démocratiques, la population reste stationnaire ou diminue, quoique l’émigration soit presque nulle. Ne pourrait-on pas dire sans paradoxe qu’en réalité le gouvernement fut mixte en Angleterre tant qu’il y eut combat entre les diverses influences, sources directes du pouvoir, mais qu’il ne l’est plus aujourd’hui que la victoire semble être restée aux mains d’une seule fraction de la nation ? Après l’avènement de Guillaume III, les contestations des partis sur la constitution fondamentale cessèrent, et depuis ce temps-là le gouvernement a présenté dans son essence tous les caractères de l’unité, en conservant néanmoins dans sa forme la division extérieure des trois élémens qui ont figuré dans les luttes anciennes.

Il ne s’est plus agi réellement, depuis 1688 jusqu’en 1832, ni de pondération ni d’équilibre ; tous les poids et toutes les forces ont été placés dans un seul des plateaux de la balance, qui, touchant le sol d’un seul côté, donna au gouvernement britannique une fixité qu’empêchaient d’apercevoir clairement les changemens successifs du pouvoir, passant Jour à tour aux mains des deux fractions (wighs et tories) du grand parti de la richesse et de la propriété ; ce que lord Brougham lui-même ne se refuserait peut-être pas absolument à admettre, lui qui reconnaît qu’avant 1832 « la constitution anglaise avait plutôt les caractères d’une monarchie aristocratique, que ceux de la triple combinaison dont lui faisaient honneur ses admirateurs. » En effet, une aristocratie riche fut prépondérante en Angleterre jusqu’en 1832, non parce qu’elle était aristocratie, mais parce qu’elle était riche. Dans ce pays, pour gouverner la fortune publique, il faut être actionnaire de cette fortune publique, et gros actionnaire. Il paraîtrait aussi absurde aux Anglais d’admettre les pauvres au gouvernement de la richesse publique qu’à nous Français de nommer administrateurs d’un chemin de fer les mécaniciens et les cantonniers. La question connue qu’on fait en Angleterre à propos de tout étranger ou de tout homme nouveau : « Combien vaut-il ? (how much is he worth ?) » et la réponse inévitable et confuse :