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La famille, fondée sur le droit d’aînesse, est constituée comme la société dont elle est l’abrégé et le modèle. Au même foyer, on voit s’élever en paix une génération de riches et de pauvres unis et solidaires malgré la différence de leur avenir : grave exemple de l’égalité de la naissance et des droits civiques accompagnée de l’inégalité de fortune ; leçon éminemment utile aux peuples, auxquels il est difficile de faire entendre que l’égalité des droits politiques et moraux n’entraîne pas comme conséquence l’égalité des biens et de la richesse. Cette inégale destinée des frères parmi les riches et les puissans entretient la résignation à l’inégalité parmi ceux qui ne possèdent pas, et l’on peut dès lors proclamer sans danger pour la paix publique la juste doctrine de la fraternité dans un pays où les frères eux-mêmes ne sont pas égaux.

On a souvent prétendu que cette puissante organisation anglaise s’ignorait elle-même, et l’un de nos premiers écrivains disait naguère, à propos de combinaisons ministérielles essayées en France par la restauration : « En 1814, l’expérience ne nous avait rien appris encore sur ces graves sujets, et en Angleterre même on agissait bien plus par instinct que par réflexion. Le gouvernement libre[1] était une science dont la pratique existait en Angleterre et la théorie nulle part[2]. » Qu’on nous permette de remarquer qu’il n’est guère probable pourtant qu’un des gouvernemens du monde les plus habiles l’ait été sans le savoir et sans s’être posé des règles traditionnelles fixes et des principes raisonnes, quoique non développés dans une constitution. Sans compter les nombreux écrivains whigs et tories qui ont discuté une à une et par occasion presque toutes les questions politiques et presque tous les faits historiques, selon les besoins de leur cause et de leur parti, la lecture des bons romans anglais du temps présent nous fournirait des notions intéressantes sur la connaissance du gouvernement intérieur, sur l’économie politique et sur la pratique des élections, qui dépasseraient peut-être en enseignemens utiles ce qu’ont pu en répandre chez nous bien des livres plus sérieux. Mais s’il est facile d’exposer la situation de l’Angleterre, il l’est beaucoup moins d’expliquer par quel effort de raison une nation si jalouse de ses droits a consenti longtemps à se laisser gouverner par une minorité, qui, tout en faisant si bien ses propres affaires, a su pourtant satisfaire aux intérêts comme aux préjugés du pays ; comment enfin cette nation, au

  1. Appliquée à l’Angleterre, cette location communément usitée de gouvernement libre est-elle exacte ? Serait-ce un vain jeu de mots de dire qu’en Angleterre il n’y a que le gouvernement qui ne soit pas libre, et qu’en France il n’y a que le gouvernement qui le soit ?
  2. M. Thiers, Histoire du Consulat et de l’Empire, t. XVIII, p. 117.