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deux cent cinquante mille propriétaires fonciers[1]. Le yeoman et le paysan petit propriétaire ont presque absolument disparu. La population des campagnes, dont la plus grande partie a reflué vers les villes manufacturières, ne se compose plus que des ouvriers ruraux à gages, des grands fermiers et des petits tenanciers, lesquels n’ont souvent que des baux annuels. Les uns comme les autres sont à la merci des propriétaires, qui peuvent les changer ou les expulser à leur gré, et l’ont souvent fait, lorsque, par exemple, ils ont voulu convertir en vastes pâturages de maigres terrains mal cultivés, opération souvent pratiquée de nos jours avec une violence qui va parfois jusqu’à mettre le feu aux chaumières des récalcitrans. C’est dans cette propriété territoriale si fortement constituée, où le lord, possédant le sol et les maisons, est par le fait maître absolu de tout ce qui pose le pied sur sa terre, que paraît résider le vrai principe du pouvoir et du gouvernement. Partagée depuis peu, bien qu’inégalement encore, avec le commerce et l’industrie, la prépondérance politique est l’objet d’une sorte de guerre intestine entre la richesse territoriale et la richesse commerciale ; mais dès qu’une mesure ou un événement menace de faire sortir le pouvoir de leurs mains, soit au profit des classes non riches, soit au profit de la centralisation de l’état, on voit se réunir et combattre intimement serrés les deux partis qui semblaient ennemis. La réforme de la loi des céréales a été un épisode éclatant de cette lutte, et moins encore une concession aux classes populaires qu’à l’intérêt commercial et manufacturier. Les concessions et les compromis sont faciles aux partis politiques qui ont au fond les mêmes intérêts.

À tous les échelons du pouvoir, du reste fort simplement constitué, se retrouve la richesse comme point de départ. « Le plus riche propriétaire d’un comté est d’ordinaire lord-lieutenant… Les plus riches après le lord-lieutenant sont juges de paix, c’est-à-dire les premiers et presque les seuls magistrats administratifs et judiciaires, les représentans de l’autorité publique. En France, les fonctionnaires, presque tous étrangers au département qu’ils administrent, ne tiennent par aucun lien aux intérêts locaux. En Angleterre ce sont les propriétaires eux-mêmes qui sont fonctionnaires dans leur pays, et quoique la couronne les nomme en apparence, ils sont fonctionnaires par ce seul fait qu’ils sont propriétaires. Il n’y a peut-être pas d’exemple qu’un commission de juge de paix ait été refusée à un propriétaire riche et considéré[2]. » Ces fonctions sont gratuites, de même que celles des shérifs qui ont plusieurs des attributions

  1. M. Disraeli, cité par M. Léonce de Lavergne, Économie rurale, etc., p. 101. — Lord Brougham ditdeux cent mille propriétaires, p. 388.
  2. M. Léonce de Lavergne, ibid.