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de moyens, les terres qui les entouraient, et n’en aliénèrent jamais aucune fraction. Se trouvant alors maîtres absolus du sol, ils changeaient, renvoyaient ou conservaient leurs serfs ou leurs vassaux, devenus de simples locataires. Ces derniers n’avaient plus aucun de ces droits dont jouissaient, moyennant dîme ou rente inaliénable, les paysans et les censitaires de France, c’est-à-dire ceux de cultiver une terre ou d’habiter une maison appartenant au seigneur, mais d’où ils ne pouvaient être renvoyés : sorte de propriété double et partagée, du fonds pour l’un, pour l’autre de la jouissance. Cette organisation était la source de difficultés infinies, et de plus les droits féodaux qui se payaient au seigneur étaient souvent plus vexatoires que lucratifs. Plus chevaleresque assurément que la noblesse anglaise, celle de France aliénait de mille façons ses prés, ses bois, ses moulins, pour aider Charles VII, pour secourir Henri IV ou pour amener une compagnie à Louis XIV vaincu, et mériter ainsi la croix de Saint-Louis. Elle ne se releva jamais de la gêne et de la pauvreté où la jeta son dévouement pendant de longues guerres intestines et étrangères ; si elle eut la gloire de soutenir et de sauver parfois la monarchie, moins prévoyante que fidèle, dénuée du sens politique profond de nos voisins, elle alla toujours en s’appauvrissant, et ne put ni ne sut se tirer des difficultés matérielles et morales inhérentes aux institutions vieillies du moyen âge en renonçant à mille droits et redevances bizarres, dernières ressources de sa pauvreté, et dont le règlement ou l’abandon n’eût été qu’un jeu pour une aristocratie riche et puissante. En Angleterre, les seigneurs ayant tout pris ou racheté, il n’y avait plus aucun droit réciproque entre eux et les paysans, et le problème social du passage de la propriété féodale à la propriété moderne se trouva peu à peu résolu sans avoir été posé.

Malgré des intervalles de ruine et d’abaissement temporaire, l’aristocratie anglaise ne cessa d’aller toujours en s’enrichissant. D’abord l’enclosure-act de Henri III donna les biens communaux à ceux qui les feraient enclore et cultiver, c’est-à-dire aux riches, qui seuls purent faire les frais d’une telle opération ; les édits de Henri VII ne les favorisèrent pas moins ; puis vint enfin cette immense spoliation des biens de l’église et le partage qui s’en fit entre les grands propriétaires après la réforme commencée sous Henri VIII. Les confiscations qu’amenèrent les guerres civiles de l’Angleterre contribuèrent encore à concentrer la propriété dans les mêmes mains, car, loin de consacrer les propriétés confisquées à récompenser le dévouement de serviteurs pauvres ou d’aventuriers heureux, la royauté ne s’en servait presque toujours que pour acheter l’adhésion de riches seigneurs dont l’influence était à redouter.