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lace autour du bras du bourreau. D’après la loi, l’instrument doit peser de cinq à six livres. Quand il tombe sur le dos nu du patient, il le frappe comme d’un triple bâton. Il n’arrache pas les chairs, comme le knout ; mais la peau se fend sous les coups, qui lèsent la colonne vertébrale et les côtes, et parfois même, à ce qu’on m’a dit, détachent les viscères de leurs parois. Ceux à qui les coups de plète ont été infligés en très grand nombre sont ordinairement atteints de phthisie. Pour se donner plus de force, le bourreau prend un élan, court et ne frappe du knout ou du plète qu’en arrivant près de la cavale. J’ai dit qu’on pouvait gagner le bourreau : dans ce cas, il fait en sorte de ne point appuyer sur l’instrument le petit doigt de la main, et cela suffit pour amortir la force du coup, sans que l’attention de l’officier soit éveillée ; le lecteur peut en faire l’expérience avec un bâton. Si le nombre de coups toutefois doit être considérable, on achète le bourreau pour qu’il donne de toute sa force les premiers coups en les dirigeant de préférence sur les côtes, de manière à mettre un terme plus prompt à la vie et aux douleurs du condamné.

Un troisième genre de châtiment est celui du défilé[1]. Il est ordinairement réservé aux soldats ; cependant beaucoup de mes compatriotes l’ont subi après des condamnations politiques. Pour l’infliger, on prend de longues baguettes fraîchement coupées, qu’on fait tremper quelques jours dans l’eau pour les rendre plus souples. Des soldats se rangent sur deux files à une assez grande distance l’un de l’autre, afin qu’ils puissent frapper de toutes leurs forces sans se gêner réciproquement. Le condamné, nu jusqu’à la ceinture, passe entre les rangs ; ses mains sont attachées devant lui à un fusil dont la baïonnette s’appuie sur sa poitrine ; la crosse est tenue par un soldat qui le conduit. Il marche lentement, recevant les verges sur le dos et sur le cou ; quand il tombe évanoui, on le relève. Un oukase de Pierre le Grand fixe le maximum des coups à douze mille ; mais il est rare qu’on dépasse deux mille en une fois, à moins qu’on ne veuille « faire un exemple. » Ordinairement, après deux mille coups, on porte le patient à l’hôpital, et quand il y est guéri de ses blessures, il subit le reste de sa peine.

C’est après avoir recouvré un peu de force et de santé dans l’hôpital militaire que le patient est expédié à l’un des divers chefs-lieux de l’empire. Là, un certain nombre de condamnés étant réunis, on les classe selon la peine prononcée, c’est-à-dire soit la simple déportation (possilenié), soit les travaux forcés (katorga) ; ainsi classés, on les divise par convois (partyé) de deux cent cinquante in-

  1. Skvos-stroi, littéralement : à travers les rangs.