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il a même mis beaucoup de vivacité à réfuter une célèbre théorie que ces exagérations avaient fait naître en Écosse; nous voulons parler de cette théorie de Jeffrey, qui prétendait expliquer par de simples associations d’idées le charme que nous appelons beauté, et qui revenait ainsi à nier l’existence du beau, comme d’autres arrivaient par la même voie à nier celle du bien.

Sur ces questions d’art, auxquelles M. Patterson a consacré quatre ou cinq essais, il est curieux de le voir en lutte contre M. Ruskin. Ce sont bien deux races en présence. M. Ruskin en définitive est un mystique. S’il demande sans cesse la réalité et rien que la réalité, cela vient seulement de ce qu’il confond la nature avec le sentiment que la nature éveille chez l’artiste : au fond, ce qu’il désire, c’est que le sentiment individuel soit libre de s’exprimer sans subir la loi de l’intelligence; ce qu’il repousse, c’est l’art méthodique et prémédité, cet art de tête qui, au lieu de s’abandonner aux impressions éprouvées en face de la nature, s’applique à suivre les idées que la raison peut se faire de la peinture et de ce qu’elle doit être. M. Patterson soutient précisément la thèse contraire. Il veut aussi la réalité, mais la réalité idéalisée, et bien qu’il sache reconnaître les droits de l’inspiration, sa sympathie est sans contredit pour le jugement. Il fait un mérite aux Grecs d’avoir été systématiques dans leur sculpture et leur architecture, de s’être laissé diriger, même dans ce domaine spécial de l’émotion, par leurs conceptions métaphysiques. Il demande que dans une large mesure l’imagination obéisse aux notions abstraites de l’intelligence, aux vérités déduites de tout ce qu’elle a compris. Profitant de l’occasion, M. Patterson rompt une lance en l’honneur du platonisme et de la déduction des anciens; il rappelle que toutes les grandes découvertes modernes, celles de Newton, de Copernic, ont été préparées par une hardie spéculation a priori. Tout cela est appuyé de beaucoup de science, et M. Patterson applique ses propres principes en nous donnant une théorie du beau qu’il fait presque entièrement reposer sur les lois de l’acoustique et de l’optique. Il commence par admettre que l’essence du beau est la symétrie avec un accompagnement plus ou moins secondaire de dissonances qui servent à la faire valoir en même temps qu’elles sont dans l’art le principe de l’expression, et qu’il s’agisse des lignes, des couleurs ou des sons, il ramène cette symétrie à des proportions mathématiques. Nous ne doutons pas qu’il n’y ait beaucoup de vérité dans les vues du critique écossais. En général M. Patterson a raison contre les exagérations qu’il réfute : ce qu’il dit est juste et bon; s’il pèche, c’est plutôt par ce qu’il ne dit pas, par le point où il s’arrête. Son tort est de trop se borner à étudier les conditions extérieures du beau sans chercher comment telles ou telles proportions peuvent nous causer des impressions conformes aux lois de notre être; mais il s’en faut que M. Patterson n’ait abordé que ces questions d’art, et dans tous les autres sujets qui réclament avant tout un jugement large, droit et éclairé, il a peu d’égaux parmi les écrivains de la presse périodique. Ses études sur l’ethnologie de l’Europe, sur l’état actuel de l’Inde et sur son histoire religieuse, sur la vie nationale de la Chine, sont aussi remarquables par le fond que par la forme, et l’on ne s’étonne pas que ses articles sur la politique napoléonienne (ar-