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t-il, de s’intéresser à ces choses-là ; mais c’est plus fort que moi, c’est dans le sang. Mon père était un grand amateur de ce genre de sport. »

Tant que dure la lutte, la fureur des paris redouble ; c’est même alors que les fluctuations du marché (betting market) deviennent orageuses, selon que les chances paraissent tourner en faveur de l’un ou de l’autre adversaire. Cette alliance de la spéculation et de la brutalité a quelque chose d’impie. Dans ces sortes de tournois, c’est généralement la force animale qui l’emporte ; on ne saurait pourtant nier qu’il n’y ait une science, une méthode. L’importance de l’art de la box n’apparut peut-être jamais sous des traits plus frappans que dans la rencontre de Jem Mace et de Hurst, — un nain contre un géant. Tous ceux qui ne connaissent point assez les ressources de la stratégie pugilistique tremblaient de voir ce ridiculusmus exposé aux secousses d’une telle montagne de chair : ce fut la montagne qui s’écroula. Au bout de quelques instans, le géant n’était plus qu’un cyclope borgne ; au bout d’une heure, c’était Samson aveugle. Le courage admirable avec lequel ces hommes endurent les coups et supportent les blessures, sans s’avouer vaincus, serait certes digne d’une meilleure cause. Qui a oublié la bravoure de Tom Sayers, qui, ayant eu le bras cassé d’un coup de poing presque au commencement de la lutte, n’en tint pas moins tête à Heenan durant quarante et une rondes, ferme, indomptable, un sourire sur les lèvres, puis laissa la victoire indécise[1] ? Quand un des adversaires est pourtant tout à fait hors de combat, les arbitres interviennent et déclarent l’affaire terminée. C’est alors que le plus souvent on voit apparaître sur le terrain une escouade de policemen qui avaient été envoyés, dit la phrase officielle, « pour prévenir la bataille, mais qui arrivent juste au moment où elle vient de finir. »

On s’étonnera peut-être que le pugilat puisse fournir à certains hommes une carrière. Il faut d’abord savoir que le vainqueur, meurtri, battu, défiguré, mais d’autant plus fier qu’il est plus puni (mot honnête pour ne point dire qu’il est roué de coups de poing), reçoit l’enjeu hasardé par son adversaire. Ces enjeux (stakes) sont

  1. La fameuse ceinture, belt, pour laquelle Tom Sayers, champion d’Angleterre, et Heenan, champion des États-Unis d’Amérique, avaient si vaillamment combattu, n’a été en définitive adjugée ni à l’un ni à l’autre. Les avis sur le mérite relatif des deux lutteurs durant cette journée fameuse sont très partagés, et je me garderai bien de porter moi-même un jugement. Toujours est-il que cette rencontre demeure un des principaux griefs entre les Anglais et les Américains. Heenan, qui avait passé et repassé l’Atlantique, n’a cessé depuis ce temps-là de réclamer, en son nom et au nom de ses concitoyens, contre la sentence des Anglais. Aujourd’hui il est revenu à Londres, les poches pleines de bank-notes, pour voir l’exposition, et annonce des intentions pacifiques auxquelles tout le monde pourtant n’ajoute point une foi extrême.