Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 39.djvu/454

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qués. De quoi d’ailleurs fut puni l’amant de l’électrice? Non de son bonheur, mais de s’en être vanté à voix haute, après de copieuses libations, et d’avoir ajouté (parlant de la vieille et hideuse Platen, maîtresse de l’électeur) qu’il était en même temps le préféré des deux dames les plus haut placées dans le pays. Soupçonné d’un lâche assassinat, convaincu d’une double trahison amoureuse, d’une intempérance grossière, d’une inexcusable indiscrétion, cet insolent dandy, s’il ne méritait pas de tomber sous le poignard, avait tous les droits imaginables à la flétrissure, et quand la comtesse Platen, dans le triomphe cruel de sa jalousie satisfaite, posa son talon sur la bouche du moribond qui essayait encore de lui cracher au visage une malédiction méritée, elle ne foulait aux pieds qu’une immonde et méprisable créature.

Tout ceci, remarquons-le bien, était antérieur, et de beaucoup, à l’accession de George Ier. Ce ne fut point par ses ordres (car il était absent), mais par ceux d’Ernest-Auguste que Kœnigsmark fut immolé; mais il reste responsable de la longue captivité dans laquelle s’éteignit la pauvre femme qu’il avait répudiée, et qui mourut, après trente-deux ans de prison, sous le nom de « princesse d’Ahlden[1]. »

On sait combien fut précaire, à un moment donné, le droit de succession en vertu duquel George Ier remplaça la reine Anne, que tourmentait, en son for intérieur, un terrible scrupule de légitimité. Les whigs avaient obtenu d’elle, en faveur de George-Louis, et la pairie et le duché de Cambridge; mais au fond elle se sentait un grand faible pour ces débris de la race des Stuarts échoués tristement sur les terrasses de Saint-Germain. Jamais elle ne voulut souffrir que son cousin l’électeur-duc lui vînt offrir ses respects, jamais elle ne le laissa siéger à la chambre haute. La veille du jour où elle mourut, toutes les chances étaient en faveur des tories. Dans ce beau roman dont nous avons déjà cité le titre (Henry Esmond) M. Thackeray résume admirablement leur situation. Ainsi qu’il le dit, « l’incontestable héritier du droit divin,... ayant pour lui les sentimens de la moitié du peuple, de presque tout le clergé, de l’aristocratie terrienne, tant en Angleterre qu’en Écosse, — innocent des crimes expiés par son père, — brave, jeune, beau, en butte aux rigueurs du sort, — sans autre arme que son droit, pouvait largement compter, s’il se présentait seul, sans l’odieux appui de la France, sur la magnanimité généreuse de ceux qu’il lui était permis de considérer comme ses sujets[2]. » Par malheur, comme

  1. Ahlden était le nom de la forteresse où depuis l’âge de vingt-huit ans elle était retenue prisonnière.
  2. The history of Henry Esmond, esquire, livre III, chap. 7 et 8.