Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 39.djvu/447

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bout de sa tâche. Il y est arrivé en droite ligne, comme un rude marcheur au but d’un difficile et long voyage. Ce n’est point un grand homme, c’est une grande volonté. Il est aujourd’hui le point de mire de beaucoup de nos contemporains, chose rare qu’une pareille honnêteté parvienne aussi haut pour donner aux braves gens l’envie de l’imiter.

— Pour moi, reprit M. de Bray, j’ai suivi très tard, avec moins de mérite, moins de courage, avec autant de bonheur, l’exemple que ce cœur solide m’avait donné presque au début de sa vie. Il avait commencé par le repos dans des affections sans trouble, et j’ai fini par là. Aussi j’apporte dans mon existence nouvelle un sentiment qu’il n’a jamais connu, celui d’expier une ancienne vie certainement nuisible et de racheter des torts dont je me sens encore aujourd’hui responsable, parce qu’il y a, selon moi, entre toutes les femmes également respectables une solidarité instinctive de droits, d’honneur et de vertus. Quant au parti que j’ai pris de me retirer du monde, je ne m’en suis jamais repenti. Un homme qui prend sa retraite avant trente ans et y persiste témoigne assez ouvertement par là qu’il n’était pas né pour la vie publique pas plus que pour les passions. Je ne crois pas d’ailleurs que l’activité réduite où je vis soit un mauvais point de vue pour juger les hommes en mouvement. Je m’aperçois que le temps a fait justice au profit de mes opinions de beaucoup d’apparences qui jadis auraient pu me causer l’ombre d’un doute, et comme il a vérifié la plupart de mes conjectures, il se pourrait qu’il eût aussi confirmé quelques-unes de mes amertumes. Je me rappelle avoir été sévère pour les autres à un âge où je considérais comme un devoir de l’être beaucoup pour moi-même. Chaque génération plus incertaine qui succède à des générations déjà fatiguées, chaque grand esprit qui meurt sans descendance, sont des signes auxquels on reconnaît, dit-on, un abaissement dans la température morale d’un pays. J’entends dire qu’il n’y a pas grand espoir à tirer d’une époque où les ambitions ont tant de mobiles et si peu d’excuses, où l’on prend communément le viager pour le durable, où tout le monde se plaint de la rareté des œuvres, où personne n’ose avouer la rareté des hommes…

— Et si la chose était vraie ? lui dis-je.

— Je serais disposé à le croire, mais je me tais sur ce point comme sur beaucoup d’autres. Il n’appartient pas à un déserteur de faire fi des innombrables courages qui luttent là même où il n’a pas su demeurer. D’ailleurs il s’agit de moi, de moi seul, et, pour en finir avec le principal personnage de ce récit, je vous dirai que ma vie commence. Il n’est jamais trop tard, car si une œuvre est longue à faire, un bon exemple est bientôt donné. J’ai le goût et la science