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cela vous sera plus facile encore. Mariez-vous, plus tard, quand vous voudrez. Ne vous imaginez pas que votre femme puisse être jalouse de moi, car à ce moment-là je serai morte ou heureuse, ajouta-t-elle avec un tremblement qui faillit la renverser. Adieu.

Je restais à genoux, les bras étendus, attendant un mot plus doux qu’elle ne disait pas. Un dernier retour de faiblesse ou de pitié le lui arracha.

— Mon pauvre ami ! me dit-elle ; il fallait en venir là. Si vous saviez combien je vous aime ! Je ne vous l’aurais pas dit hier ; aujourd’hui cela peut s’avouer, puisque c’est le mot défendu qui nous sépare.

Elle, exténuée tout à l’heure, elle avait retrouvé par miracle je ne sais quelle ressource de vertu qui la raffermissait à mesure. Je n’en avais plus aucune.

Elle ajouta, je crois, une ou deux paroles que je n’entendis pas ; puis elle s’éloigna doucement comme une vision qui s’évanouit, et je ne la revis plus ni ce soir-là, ni le lendemain, ni jamais.

Je partis au lever du jour sans voir personne. J’évitai de traverser Paris, et je me fis conduire directement à la maison d’extrême banlieue qu’habitait Augustin. C’était un dimanche ; il était chez lui.

Au premier coup d’œil, il comprit qu’un malheur m’était arrivé. D’abord il crut que Mme de Nièvres était morte, parce que, dans sa parfaite honnêteté d’homme et de mari, il n’imaginait pas de malheur plus grand. Quand je lui eus fait connaître le véritable accident qui me réduisait à l’un de ces veuvages qu’on n’avoue pas : — J’ignore ces chagrins-là, me dit-il ; mais je vous plains de toute mon âme. — Et je ne doutais pas qu’il ne me plaignit en effet du fond du cœur, pour peu qu’il raisonnât d’après les pires désastres qu’il pouvait envisager dans l’avenir incertain de sa propre vie.

Il travaillait quand je le surpris. Sa femme était auprès de lui, et elle avait sur ses genoux un petit enfant de six mois qui leur était né pendant mon exil. Ils étaient heureux. Leur situation prospérait, je pus m’en apercevoir à des signes de relative opulence. Ils me donnèrent à coucher. La nuit fut effroyable ; une tempête de fin d’automne régna sans discontinuité depuis le soir jusqu’après le soleil levé. Je ne fis pas autre chose, dans le morne bercement de ce long murmure de vent et de pluie, que de penser au tumulte que le vent devait produire autour de la chambre et du sommeil de Madeleine, si Madeleine dormait. Ma force de réfléchir n’allait pas au-delà de cette sensation puérile et toute physique. L’orage étant dissipé, Augustin m’obligea de sortir dès le matin. Il avait une heure à lui avant de se rendre à Paris. Il me conduisit dans les bois, ravagés par le vent de la nuit ; l’eau courait encore dans les sentiers plongeans, et roulait les dernières feuilles de l’année.