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J’avais perdu connaissance tout en me maintenant encore debout. Je me traînai, comme je le pus, jusqu’à mon appartement : je n’avais qu’une idée, c’est qu’on ne me trouvât pas évanoui dans les escaliers. Arrivé devant ma porte, même avant d’avoir pu l’ouvrir, il me fut impossible de me soutenir davantage. Machinalement je m’assurai qu’il n’y avait personne dans les corridors. Le dernier sentiment qui subsista une seconde encore fut que Madeleine était en sûreté, et je tombai raide sur le carreau.

Ce fut là que je revins à moi, une ou deux heures après, tout à fait à la nuit, avec le souvenir incohérent d’une scène affreuse. On sonnait le diner : il me fallut descendre. J’agissais, j’avais les jambes libres ; il me semblait avoir reçu un choc violent sur la tête. Grâce à cette paralysie très réelle, j’éprouvais une sensation générale de grande souffrance, mais je ne pensais pas. La première glace où je m’aperçus me montra la figure étrangement bouleversée d’un fantôme à peu près semblable à moi que j’eus de la peine à reconnaître. Madeleine ne parut point, et il m’était presque indifférent qu’elle fût là ou ailleurs. Julie, fatiguée, chagrine, ou inquiète de sa sœur et très probablement bourrelée de soupçons, — car, avec cette singulière fille clairvoyante et cachée, toutes les suppositions étaient permises, et cependant demeuraient douteuses, — Julie ne devait pas nous rejoindre au salon. Je me trouvai seul avec M. d’Orsel jusqu’au milieu de la soirée : j’étais inerte, insensible et comme de sang-froid, tant il me restait peu de sens pour réfléchir et de force pour être agité.

Il était dix heures à peu près quand Madeleine entra changée à faire peur et méconnaissable aussi, comme un convalescent que la mort a touché de près.

— Mon père, dit-elle sur un ton d’inflexible audace, j’ai besoin d’être seule un moment avec M. de Bray.

M. d’Orsel se leva sans hésiter, embrassa paternellement sa fille et sortit.

— Vous partez demain, me dit Madeleine en me parlant debout, et j’étais debout comme elle.

— Oui, lui dis-je.

— Et nous ne nous reverrons jamais !

Je ne répondis pas.

— Jamais, reprit-elle ; entendez-vous ? Jamais. J’ai mis entre nous le seul obstacle qui puisse nous séparer sans idée de retour.

Je me jetai à ses pieds, je pris ses deux mains sans qu’elle y résistât ; je sanglotais. Elle eut une courte faiblesse qui lui coupa la voix ; elle retira ses mains, et me les rendit dès qu’elle eut repris sa fermeté.

— Je ferai tout mon possible pour vous oublier. Oubliez-moi,