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ferme de contours, gravée sur la toile avec la précision d’un émail, et modelée je ne sais dans quelle manière sobre, large et pourtant voilée, qui donnait à la physionomie des incertitudes extraordinaires, et faisait palpiter une âme émue dans la vigoureuse incision de ce trait aussi résolu que celui d’une médaille. Je restai anéanti devant cette effigie effrayante de réalité et de tristesse. La signature était celle d’un peintre illustre. Je recourus au livret : j’y trouvai les initiales de Mme de Nièvres. Je n’avais pas besoin de ce témoignage. Madeleine était là devant moi qui me regardait, mais avec quels yeux ! dans quelle attitude ! avec quelle pâleur et quelle mystérieuse expression d’attente et de déplaisir amer !

Je faillis jeter un cri, et je ne sais comment je parvins à me contenir assez pour ne pas donner aux gens qui m’entouraient le spectacle d’une folie. Je me mis au premier rang ; j’écartai tous ces curieux importuns qui n’avaient rien à faire entre ce portrait et moi. Pour avoir le droit de l’observer de plus près et plus longtemps, j’imitai le geste, l’allure, la façon de regarder, et jusqu’aux petites exclamations approbatives des amateurs exercés. J’eus l’air d’être passionné pour l’œuvre du peintre, tandis qu’en réalité je n’appréciais et n’adorais passionnément que le modèle. Je revins le lendemain, les jours suivans ; je me glissais de bonne heure à travers les galeries désertes, j’apercevais le portrait de loin comme un brouillard ; il ressuscitait à chaque pas que je faisais en avant. J’arrivais, tout artifice appréciable disparaissait ; c’était Madeleine de plus en plus triste, de plus en plus fixée dans je ne sais quelle anxiété terrible et pleine de songes. Je lui parlais, je lui disais toutes les choses déraisonnables qui me torturaient le cœur depuis près de deux années ; je lui demandais grâce, et pour elle, et pour moi. Je la suppliais de me recevoir, de me laisser revenir à elle. Je lui racontais ma vie tout entière avec le plus lamentable et le plus légitime des orgueils. Il y avait des momens où le modelé fuyant des joues, l’étincelle des yeux, l’indéfinissable dessin de la bouche donnaient à cette muette effigie des mobilités qui me faisaient peur. On eût dit qu’elle m’écoutait, me comprenait, et que l’impitoyable et savant burin qui l’avait emprisonnée dans un trait si rigide l’empêchait seul de s’émouvoir et de me répondre. Quelquefois l’idée me venait que Madeleine avait prévu ce qui arrivait : c’est que je la reconnaîtrais, et que je deviendrais fou de douleur et de joie dans ce fantastique entretien d’un homme vivant et d’une peinture. Et, suivant que j’y voyais des compassions ou des malices, cette idée m’exaspérait de colère, ou me faisait fondre en larmes de reconnaissance.

Ce que je vous dis Là dura près de deux grands mois, après quoi, le lendemain d’un jour où je lui fis des adieux vraiment funèbres,